La conscience de devoir mourir peut-elle susciter chez l'homme d'autres sentiments que la peur ?
Extrait du document
«
Le soleil ni la mort, écrit La Rochefoucauld, ne se peuvent regarder en face.
Pour des raisons physiques simples,
nos yeux ne peuvent fixer longtemps une lumière trop intense ; mais quelle est la nature de cette réaction de rejet
violent qui se manifeste à l'idée de la mort ? Si la peur est cette émotion qui nous détourne de tout ce qui
représente un danger pour notre bonne conservation, il faut bien reconnaître que, face à la mort, la peur est la
réaction la plus compréhensible et la mieux adaptée.
Cette peur n'est-elle pas d'abord un effet de l'instinct de
conservation, propre à tout être vivant?
Pourtant, il faut bien s'interroger aussi sur l'origine, le contenu réel, en un mot sur la valeur de cette crainte de la
mort.
Quel sens y a-t-il à craindre ce qui arrivera inéluctablement ? La nécessité inexorable de la mort ne rend-elle
pas toute crainte futile et vaine ? Plus encore : y a-t-il vraiment quelque chose à craindre dans le fait de mourir ?
Épicure, par exemple, en doutera.
La question est en fait la suivante : la certitude que je vais un jour mourir ne peut-elle provoquer en moi qu'une
réaction négative, expression de mon impuissance, ou serai-je au contraire capable d'en tirer des enseignements
pour mieux diriger ma vie ?
Avant de nous demander si la mort peut susciter chez l'homme d'autres sentiments que la peur, peut-être convientil quand même d'établir à propos de cette peur une explication rationnelle.
Certes, de nombreux philosophes (on a
parlé d'Épicure, mais il y en a bien d'autres) proposeront à l'homme d'abandonner cette crainte vaine, voire
superstitieuse.
Mais en un sens, il est impossible pour l'homme de ne pas redouter la mort.
Tous les êtres vivants meurent.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, vie et mort forment un couple indissoluble
; dans La logique du vivant, François Jacob (prix Nobel de biologie) est catégorique à ce sujet : mort et
vieillissement sont des processus inscrits dans le programme génétique.
Mais l'homme a sur les autres êtres vivants
la « supériorité liée à la conscience.
Ce qui n'est pour les autres vivants que nécessité de mourir est pour lui
conscience de devoir mourir.
Il en résulte pour l'être vivant conscient qu'est l'homme une présence consciente de la
perspective de son propre anéantissement.
En même temps qu'il est, l'homme peut contempler (dans un avenir dont
la proximité est indéterminée) la certitude inéluctable de la cessation de son être.
Perspective proprement
insupportable, qui contredit le désir, mis en évidence par Spinoza, qu'a tout être de persévérer dans son être.
Devant la vision de sa propre disparition, comment l'être vivant conscient n'aurait-il pas au moins un mouvement de
recul ? L'éblouissement dont parle La Rochefoucauld à propos de la mort n'est rien d'autre que l'impossibilité pour
l'homme d'envisager sereinement son anéantissement.
Même si Épicure a raison, si nous devons abandonner la peur de la mort comme une crainte vaine, il reste que cette
peur est nécessaire; loin de se réduire à une hallucination superstitieuse, elle s'enracine dans la nature même de
l'homme, être vivant conscient.
Abandonner notre crainte de la mort ne voudra donc pas dire la faire disparaître (ce
qui serait impossible), mais la dépasser.
Pour difficile qu'il soit, un tel dépassement est cependant indispensable.
Certes, notre anéantissement est
inéluctable et, face à la mort, Épicure rappelle dans une très belle formule, que "nous vivons dans une ville sans
murailles".
Pourtant, c'est ce même Épicure qui nous invite à nous débarrasser de nos craintes.
Avant d'examiner les raisons invoquées par Épicure, il convient de remarquer que les hommes ont su trouver de
multiples consolations face à la mort.
A de rares exceptions prés, toutes ces consolations (croyances, religions...)
reposent sur la supposition d'une immortalité.
L'idée est simple : après la mort.
force est de constater que le corps
se décompose et disparaît en tant que corps (même si ses éléments sont réintroduits dans les grands cycles de la
nature) ; mais ne peut-on pas supposer que la partie spirituelle de l'homme (qu'on l'appelle âme ou comme on
voudra) acquière pendant la vie suffisamment de consistance pour persister par ses propres forces après la mort ?
Cette supposition est en effet très consolante puisqu'elle nous montre que la mort n'est qu'une destruction partielle
(et de la partie la moins noble) de l'être humain.
Nous ne pourrons cependant nous satisfaire de ces croyances,
qu'aucune expérience matérielle n'est jamais venue confirmer.
Aucun message sérieux n'est en effet jamais parvenu
aux vivants en provenance de « l'autre monde « ; Spinoza, dans sa correspondance avec Hugo Boxel, montre assez
que les spectres et autres esprits ne peuvent guère susciter d'autre réaction que le rire.
La supposition d'une immortalité de l'âme, comme toute certitude métaphysique, ne peut reposer que sur la foi,
puisque toute connaissance expérimentale fait ici défaut.
Il nous faut donc assumer courageusement l'hypothèse la
plus « défavorable » (au moins en apparence) : la mort est la destruction totale de notre être.
Assumer cette
hypothèse : c'est exactement ce que fait Épicure.
Dire que nous avons peur de la mort n'est pas encore assez précis ; cette peur peut concerner plusieurs aspects
différents.
Nous pouvons redouter l'instant du passage, mais aussi la durée indéfinie qui se prolongera au-delà de
l'instant « fatal » ; en français, le mot « mort » désigne aussi bien l'événement (le moment où la vie cesse) que
l'état qui suit — pour l'éternité — cet événement.
La réflexion Épicure ne néglige aucun de ces aspects..
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