La connaissance scientifique prolonge-t-elle la connaissance vulgaire ou s'y oppose-t-elle ?
Extrait du document
«
Observation.
— L'énoncé n'impose pas nécessairement l'ordre dans lequel les deux interprétations doivent être examinées.
On suivra
l'ordre le plus apte à faire ressortir la solution adoptée.
Position de la question.
On peut distinguer plusieurs types ou espèces de la connaissance humaine.
Une des distinctions les plus
fréquentes est.
celle qu'on établit entre la connaissance courante, souvent appelée connaissance vulgaire, et la connaissance
scientifique.
On pourrait soutenir, on a même souvent soutenu que celle-ci n'est que le prolongement et le perfectionnement de la
première.
Mais, ainsi que l'ont prétendu certains philosophes contemporains, n'y aurait-il pas plutôt opposition entre l'une et l'autre?
I.
Y a-t-il perfectionnement?
Plusieurs arguments paraissent militer en faveur de la première interprétation.
A.
— La connaissance vulgaire est essentiellement utilitaire; sa curiosité ne va guère au-delà des besoins pratiques.
Or l'histoire de la
science nous montre que celle-ci est née aussi de ces besoins pratiques et qu'à ses origines elle se confondait avec la technique.
Même
aujourd'hui la science conserve des rapports étroits avec cette dernière.
B.
— La connaissance vulgaire n'est pas seulement une connaissance « par ouï-dire », constituée de faits particuliers et sans liens.
C'est aussi, selon l'expression de SPINOZA, une connaissance « par expérience vague ».
Or, si vague qu'elle soit, cette expérience ne
nous conduit-elle pas à certaines connaissances générales qui sont déjà comme la préfiguration, sur un plan plus empirique, des lois
générales que nous apporte la science?
C.
— Bien qu'elle soit faite surtout d'éléments sensibles, la connaissance vulgaire comporte une large part d'interprétation.
La
perception courante n'implique-t-elle pas déjà toute une construction de l'esprit ? La connaissance vulgaire semble bien ainsi nous
mettre sur le chemin des interprétations plus complexes que nous fournira la connaissance scientifique.
Du seul fait qu'elle généralise,
elle utilise le concept et l'abstraction : « La connaissance commune, écrit J.
MARITAIN, use à chaque instant d'êtres de raison » et ainsi
elle nous transfère déjà « du plan de l'existence sensible au plan des objets de pensée », elle « nous introduit dans l'ordre de l'être
intelligible ».
II.
Y a-t-il opposition?
Ces arguments ne paraissent cependant pas suffisants et certains philosophes comme G.
BACHELARD se sont plu, au contraire, de nos
jours, à opposer les deux types de connaissance.
A.
— Il est vrai que la science est née de la technique.
Mais elle en est née moyennant un décalage, un changement d'orientation.
Selon G.
BACHELARD, les préoccupations utilitaires, la « connaissance pragmatique » constituent précisément l'un de ces e obstacles
épistémologiques » que rencontre la science pour se constituer.
On en arrive à « chercher l'utilité
tout humaine, non seulement pour l'avantage positif qu'elle peut procurer, mais comme principe
d'explication » (La formation de l'esprit scientifique, p.
92) et l'on tombe ainsi dans toutes sortes
d'erreurs.
Les savants affirment souvent aujourd'hui que « ce qui caractérise un travail
scientifique, c'est qu'il est destiné à satisfaire une curiosité désintéressée » (Irène JOLIOT-CURIE)
et que les préoccupations trop directement pratiques nuisent au progrès de la science.
B.
— La connaissance vulgaire généralise, mais elle le fait à tort et à travers.
Si l'on peut dire que la science est un passage du particulier au général, du moins n'effectue-telle ce passage que moyennant toutes sortes de précautions qu'ignore la connaissance vulgaire :
délimitation précise des concepts et du domaine plutôt « régional » qu'universel, dans lequel
s'appliquent les lois.
La formule d'Aristote : « Il n'est de science que du général » est d'ailleurs aujourd'hui très
contestée et G.
BACHELARD va jusqu'à écrire : « Une connaissance qui n'est pas donnée avec
ses conditions de détermination précise n'est pas une connaissance scientifique.
Une
connaissance générale est presque fatalement une connaissance vague ».
C.
— Enfin il n'est pas grand-chose de commun entre les interprétations toutes spontanées et
dénuées d'esprit critique de la connaissance vulgaire, et celles, méthodiques, expérimentalement
contrôlées et sans cesse rectifiées, que nous offre la science.
Les premières sont arbitraires et
relèvent davantage des traditions et des préjugés que d'une recherche rationnellement conduite.
Les secondes se démontrent ou se vérifient : « La science, dit BACHELARD, est l'union des
travailleurs de la preuve.
» La connaissance vulgaire ne pousse d'ailleurs pas bien loin
l'intellectualisation du réel : elle cherche à savoir plutôt qu'à comprendre; elle se contente le plus souvent, comme disait Aristote, de
constater « le fait que...
».
La science cherche à expliquer, à systématiser les données sensibles en les ramenant à des rapports
intelligibles, de sorte qu'on a pu dire qu'elle était une conceptualisation de la nature.
Elle cherche à définir de façon de plus en plus
précise ces concepts, tout en les ajustant de mieux en mieux au réel.
C'est pourquoi elle est amenée à les refondre sans cesse, ce que
ne fait guère la connaissance vulgaire.
«L'esprit scientifique est essentiellement une rectification du savoir...
Scientifiquement, on pense
le vrai comme rectification historique d'une longue erreur, on pense l'expérience comme rectification de l'illusion commune et première
» (BACHELARD, Nouvel esprit scientifique, p.
173).
La science réagit, en particulier, contre ce qu'on pourrait appeler « l'illusion de
simplicité » de la connaissance vulgaire et même de ses propres commencements : aux notions «,simples » du sens commun, elle
substitue des notions bien plus complexes.
En ce sens, elle s'oppose à « l'opinion »; car l'opinion ne pense pas vraiment : « Il faut
d'abord la détruire; elle est le premier obstacle à surmonter » (BACHELARD).
Conclusion.
Faut-il conclure cependant qu'il existe une opposition radicale entre les deux types de connaissance? Il est parfaitement
vrai qu'il existe un « décalage » lorsqu'on passe de l'une à l'autre.
Mais de tels « décalages sont la loi de toute pensée : on les retrouve
dans le passage de la pensée de l'enfant à celle de l'adulte, de la « pensée de rêve » à la pensée objective, de l'intelligence pratique à
l'intelligence logique, de la croyance spontanée à l'attitude critique, de la pensée associative â la prise de conscience des rapports.
Le
caractère dialectique que G.
BACHELARD attribue à la connaissance scientifique est, en réalité, un caractère général de la
connaissance dans son ensemble.
Il est seulement plus marqué dans la connaissance scientifique que dans la connaissance vulgaire..
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