La connaissance d'autrui est-elle compatible avec la reconnaissance de sa liberté ?
Extrait du document
«
La formulation même de la question qui nous est posée fait problème.
On nous demande en effet s'il existe une compatibilité entre
connaître autrui et reconnaître sa liberté.
Or, derrière l'apparente symétrie de la question se cachent bien des difficultés.
Tâchons de les
repérer dès cette introduction.
En premier lieu il apparaît clairement que l'on ne peut répondre à la question qu'après avoir
minutieusement analysé les termes dont elle «e compose.
C'est ici que les difficultés commencent.
Celles-ci ! «proviennent de la mise en
rapport de la connaissance |d'autrui avec la reconnaissance de la liberté d'autrui.
Nous voudrions montrer que sans une transformation de
la première expression, il est impossible de répondre à la question du sujet.
Nous justifierons la nécessité de cette transformation en nous
livrant, au cours d'une première partie, à une étude de l'expression « connaissance d'autrui ».
Nous concentrerons plus particulièrement
notre attention sur le concept d'autrui en essayant d'expliquer pourquoi il nous fait déboucher, dans ce sujet, sur une impasse.
Plutôt que
de parler de la connaissance d'autrui, nous parlerons de la rencontre des autres.
Nous pourrons alors tenter de répondre à la question
initialement posée en étudiant la rencontre des autres et leur reconnaissance au sein du langage.
Là encore nous essaierons d e
débusquer les présupposés d e la notion d e liberté appliquée à celle d'autrui.
Notre questionnement s'efforcera de faire apparaître à
quelles conditions la reconnaissance de la liberté des autres devient possible.
Chacun d'entre nous a pu voir sans doute ces ouvrages dits de psychologie dans lesquels on propose au lecteur d'apprendre à mieux
connaître autrui, afin bien sûr de le dominer.
Et que dire de ceux qui cherchent à connaître autrui à travers son écriture, en d'autres termes
les graphologues ? Il faut en dire ce qu'en disait le poète Rilke dans une lettre écrite en février 1923 : « je jugerais indiscret de forcer une
écriture d'après une « méthode », pour y trouver à la fin les articles de la psychologie usuelle, mêlés aux outils mêmes de ce cambriolage
» (R.M.
Rilke).
Vouloir connaître autrui, c'est implicitement ou explicitement s'engager dans un processus quasiment policier.
C'est tomber
dans « cette ignoble surveillance d'autrui » dont parle encore Rilke.
Mais peut-on même, en toute rigueur, connaître autrui ? On peut
certes affirmer que l'on connaît quelqu'un, mais ce « quelqu'un » n'est pas autrui.
Que- faut-il entendre par le terme autrui ? Autrui vient
de altrui, déformation du latin alteri.
En latin, alteri est le datif du pronom, aller qui signifie l'autre ou le second de deux choses ou de
deux personnes.
Lorsque l'on parlait de plus de deux, on employait en latin alius.
Quant au datif, c'est en grammaire latine un cas qui
marque souvent l'attribution.
Alteri et autrui ne peuvent pas être en bonne logique des sujets.
Le mot autrui ne devrait ainsi être employé
que dans des phrases du type : Il ne faut pas faire du mal à autrui...
Le concept d'autrui désignerait simplement l'autre, celui qui n'est
pas moi.
Dans ces conditions, la connaissance d'autrui ne voudrait pas dire grand chose.
Mais s'il n'est guère possible de parler, en se
montrant très rigoureux sur le choix des termes, de connaissance d'autrui, il est en revanche nécessaire de comprendre pourquoi le
concept d'autrui soulève autant de difficultés.
Si l'on, rencontre parfois, dans l'existence quotidienne, des problèmes avec les autres, l'on ne fait pas pour autant d'autrui un problème.
Réfléchir sur la connaissance qu'il m'est possible d'avoir d'autrui, ou sur le rôle d'autrui vis-à-vis de moi-même, en bref s'interroger sur les
rapports entre moi et autrui, voilà qui semble-t-il appartient en propre au domaine de la philosophie.
Les questions que pose le rapport
moi-autrui relève même d'un certain type de philosophie qui possède la double caractéristique d'être une philosophie du sujet, et une
philosophie de l'existence.
Nous appelons philosophie du sujet, pour dire les choses fort succinctement, une philosophie qui fait du sujet
ou de la conscience la source de tout sens.
La philosophie du sujet affirme le primat de l'ego (du « je » ou du « moi»).
Le père de toute
philosophie du sujet est Descartes.
Mais il n'y a pas chez lui à proprement parler d e question d'autrui.
Les rapports avec autrui sont
médiatisés par la raison et par Dieu.
C'est lorsqu'il n'y a plus, avec la philosophie de l'existence, qu'autrui comme médiateur entre moi et
moi-même que naissent les difficultés.
La philosophie de l'existence, telle qu'elle se déploie notamment dans L'Être et le Néant de Sartre,
correspond à une évolution bien précise de la philosophie du sujet.
En ce qui concerne la question de savoir si la connaissance d'autrui était compatible avec la
reconnaissance de sa liberté, nous commençons à présent à mieux voir les points délicats.
Nous avons
en effet d'abord constaté qu'on ne pouvait pas, en toute rigueur, parler de connaissance d'autrui.
On
peut connaître quelqu'un, connaître des gens, connaître les hommes, mais on ne peut pas connaître ce
qui se donne abstraitement comme l'autre.
Nous venons aussi de remarquer que le concept d'autrui est
une source d'embarras.
Peut-être convient-il de transformer la connaissance d'autrui en rencontre des
autres pour que nous puissions nous poser la question de la reconnaissance de leur liberté ? Mais s'il
est impossible de connaître autrui, n'est-il pas en revanche possible d'affirmer en quelque sorte sa
présence, a Je ne conjecture pas l'existence d'autrui, je l'affirme » dit Sartre (L'Être et le Néant, p.
308).
La présence d'autrui revêt l'apparence d'un fait irrécusable.
Et comme il faut que j'en passe par autrui
pour être moi-même, cette présence va m'être tout à la fois hostile et nécessaire.
Les rapports entre
moi et autrui, quand bien même se poseraient-ils chez Sartre beaucoup plus en termes d'existence
qu'en ternies de connaissance, n'en vont pas moins cependant se dérouler dans la perspective du
conflit, ce Le conflit est le sens originel de l'être-pour-autrui » (id., ibid., p.
431).
C'est donc le concept
d'autrui qui toujours fait problème.
Force est de constater que le couple « moi-autrui » est une « formule
insuffisante » (Merleau-Ponty, Le Visible et L'Invisible, p.
274).
Que
manque-t-il ? Tout simplement le monde.
« Prenons les autres à leur
apparition dans la chair du monde » (id., Signes, p.
22, c'est MerleauPonty qui souligne).
Parce que tout rapport à autrui a lieu sur la toile
de fond du monde, le conflit, qui ne disparaît pas, cesse cependant
d'être le fondement d e ces rapports.
Retenons qu'à la place d e la
rivalité entre moi et autrui, nous découvrons une sorte de co-appartenance de moi-même et des autres
dans le monde.
C'est l'idée d'un conflit entre autrui et moi qui est au centre de la question qui nous est
posée.
Demander si la connaissance d'autrui est compatible avec la reconnaissance de la liberté, c'est
postuler que le conflit joue un rôle important dans cette reconnaissance.
Non qu'il faille comme Sartre
interpréter le conflit comme la guerre de deux consciences qui seraient déjà libres, mais plutôt comme
une rencontre au terme de laquelle chacun reconnaîtrait la liberté de l'autre.
Tel est le rôle que joue
chez Hegel ce que l'on appelle la dialectique maîtrise-servitude.
Au ternie d e cette dialectique, nous
apprenons que la reconnaissance de la liberté n'est jamais acquise une fois pour toutes.
Précisons cela,
en nous en tenant aux termes de notre sujet.
Si l'expression connaissance d'autrui ne nous menait pas
bien loin, l'expression reconnaissance de la liberté d'autrui n'est pas dénuée de sens.
Reconnaître, ici,
c'est admettre et même, plus profondément, laisser venir à soi en accueillant.
Mais la reconnaissance
d'autrui ne doit pas bien sûr être comprise ici comme un acte formel se déroulant dans la sphère
juridique.
La rencontre des autres doit, pour être vraiment une rencontre, laisser les autres être ce qu'ils
sont, reconnaître leur liberté..
»
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