La civilisation se ramène-t-elle à la culture, ou sont-elles deux notions distinctes ?
Extrait du document
«
Introduction.
On va voir que le terme de civilisation a été pris en bien des sens différents.
On peut entendre par
état sauvage celui des peuples à civilisation « primitive », tandis que la barbarie est une régression de la civilisation.
I.
Différents sens du terme « civilisation ».
A.
— Le mot civilisation peut d'abord être pris en un sens très large où il désigne l'ensemble des coutumes, des
institutions, des croyances, des représentations de l'univers, ainsi que des moyens matériels, outillage, armes, etc.,
qui caractérisent un peuple donné.
En ce sens, tout peuple a sa civilisation : même les peuples dits « primitifs » ou
« sauvages » sont loin d'être des peuples « à l'état de nature » ou des peuples « non civilisés ».
Car tout peuple a
ses traditions, ses croyances ou ses mythes, ses coutumes, sa langue, sa technique.
B.
— En un sens plus précis, on a appelé « phénomènes de civilisation » les phénomènes sociaux « qui ne sont pas
strictement attachés à un organisme social déterminé », qui « s'étendent sur des aires dépassant le territoire
national », ou bien qui « se développent sur des périodes de temps qui dépassent l'histoire d'une seule société »
(DuRKhEIM et MAUSS, dans L'Année sociologique, t.
XII, 1913, p.
47).
C'est ainsi qu'une langue, une coutume, une
forme d'art, un mouvement politique ou religieux peuvent déborder de beaucoup les cadres nationaux.
C.
— Dans un troisième sens enfin, la Civilisation est un état supérieur des civilisations, au premier sens du terme,
une sorte de but idéal vers lequel elles sont supposées tendre.
Ce sens se rapproche du précédent; car, ainsi
conçue, la Civilisation a toujours quelque chose d'universaliste.
Mais surtout elle implique la notion de certaines
valeurs que l'on considère comme bonnes tout au moins pour une large fraction de l'humanité et même, à la limite,
pour l'humanité tout entière.
II.
Civilisation et culture.
Quels sont les rapports de la civilisation avec la culture? La question est assez délicate; car ce dernier terme
présente autant d'ambiguïté que le premier.
A.
— Certains auteurs, spécialement en Allemagne, se sont plu à opposer les deux termes.
C'est ainsi que H.
KEYSERLING fit l'apologie de la culture de l'Orient par opposition à la civilisation industrialisée de l'Occident.
Pour
Thomas MANN, « la culture équivaut à la vraie spiritualité, tandis que civilisation veut dire mécanisation ».
Le
sociologue Alfred WEBER (1868-1958) oppose la civilisation qui est l'oeuvre de l'intelligence et une oeuvre en
quelque sorte anonyme, à la culture, d'ordre surtout affectif, qui est la manifestation originale et libre d'un « agrégat
vital ».
B.
— Cette opposition n'a pas été admise par les auteurs anglo-saxons, qui prennent généralement le mot culture en
un sens large (plus large même que celui qu'il a en français) et qui englobe aussi bien la civilisation technicienne que
la culture de l'esprit et le culte des valeurs morales.
Le sociologue américain SOROKIN, par exemple, proteste contre
la « dichotomie » qui sépare indûment, dans un ensemble « socio-culturel », les éléments matériels et les éléments
non matériels (Society, culture and personality, VII, p.
668).
Il est artificiel, dit-il (Ibid., p.
581), d'isoler les «
idéologies », quelles qu'elles soient : religieuses, morales, scientifiques, économiques, etc., de leurs procédés
techniques d'expression et dé leurs moyens matériels de transmission.
— Il est bien certain, en effet, que les
représentations et sentiments collectifs qui constituent ce qu'on appelle la culture, au sens étroit du terme,
exercent une action sur les formes de la connaissance et de la technique : la science elle-même est, on l'oublie
trop, un produit de la culture hellénique; et réciproquement les inventions techniques (imprimerie,
télécommunications, moyens de transport) ont souvent transformé toute la vie sociale.
Si donc il est légitime de
réserver de préférence le mot culture, comme nous le faisons en français, pour les formes intellectuelles,
esthétiques et surtout personnelles de la vie de l'esprit, ce serait une erreur de l'opposer à la civilisation et à la
technique.
D'une façon générale, une civilisation ou une culture forme un tout dans lequel chaque élément
fonctionne par rapport à l'ensemble, et il est même artificiel de les isoler.
III.
Caractère précaire de la civilisation et de la culture.
Civilisation et culture ont d'ailleurs un caractère commun : c'est d'être, comme a dit un anthropologue américain
(A.-L.
KRoeBER), du « superorganique ».
Elles sont en effet « surajoutées » à la nature.
Elles sont, comme dit
SAINTE-BEUVE, « chose apprise et inventée ».
C'est pourquoi elles sont l'une et l'autre précaires.
Aussi bien la
civilisation, sous son aspect technique, que la culture, sous son aspect spirituel et intellectuel, peuvent être
détruites ou, du moins, éclipsées pour un temps assez long, comme il est arrivé en Europe lors des invasions
barbares.
Civilisation et culture sont des acquisitions, des conquêtes de l'homme qu'il a toujours à maintenir et à
développer.
Dans l'homme lui-même, les forces instinctives, les passions grégaires risquent toujours de l'emporter sur
la raison et la volonté éclairée.
Nous savons aujourd'hui, grâce à la psychanalyse, qu'il existe en nous tout un fond
d'instinctif et d'irrationnel.
C'est pourquoi SAINTE-BEUVE avait raison de dire que « la sauvagerie [il vaudrait mieux
dire barbarie] est toujours là, à deux pas ».
Le civilisé est, comme a dit aussi un auteur américain, « l'ancien
sauvage dans une civilisation neuve (the old savage in the new civilization) » [R.
D.
Fosdick, 1928].
Conclusion.
Il n'y a pas lieu d'opposer la civilisation et la culture.
Elles sont intimement liées : toutes deux sont
l'oeuvre de l'homme; elles impliquent des valeurs humaines, qui doivent sans cesse être défendues et développées..
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