KANT: loi morale et injustice
Extrait du document
«
"Un homme peut travailler avec autant d'art qu'il le veut à se représenter une
action contraire à la loi qu'il se souvient avoir commise, comme une erreur faite
sans intention, comme une simple imprévoyance qu'on ne peut jamais entièrement
éviter, par conséquent comme quelque chose où il a été entraîné par le torrent de
la nécessité naturelle, et à se déclarer ainsi innocent, il trouve cependant que
l'avocat qui parle en sa faveur ne peut réduire au silence l'accusateur qui est en lui
s'il a conscience qu'au temps où il commettait l'injustice, il était dans son bon sens,
c'est-à-dire qu'il avait l'usage de sa liberté.
Quoiqu'il s'explique sa faute par
quelque mauvaise habitude, qu'il a insensiblement contractée en négligeant de
faire attention à lui-même et qui est arrivée à un tel degré de développement qu'il
peut considérer la première comme une conséquence naturelle de cette habitude, il
ne peut jamais néanmoins ainsi se mettre en sûreté contre le blâme intérieur et le
reproche qu'il se fait à lui-même.
C'est là-dessus aussi que se fonde le repentir qui
se produit à l'égard d'une action accomplie depuis longtemps, chaque fois que nous
nous en souvenons." KANT
Introduction
Dans le livre II des Confessions, Rousseau rapporte une faute ancienne: il avait dans sa jeunesse laissé accuser une
jeune domestique du vol d'un ruban qu'il avait lui-même commis.
Longtemps après, il continue à porter «les longs
souvenirs du crime et l'insupportable poids des remords dont au bout de quarante ans [sa] conscience est encore
chargée».
À la lecture d'une telle anecdote, on comprend combien Kant est redevable à Rousseau dans sa philosophie
morale.
L'un et l'autre reconnaissent le poids de la conscience morale et du devoir que rien ne saurait faire taire.
Ainsi,
dans ce texte de la Critique de la raison pratique, Kant traite-t-il de la question de la conscience aux prises avec ellemême lorsqu'elle a à juger d'une faute commise.
Rien ne peut, nous dit Kant, faire taire en nous la voix de la
conscience, la conscience de la faute; aucune explication ne peut nous excuser, nous innocenter.
Pour ce faire, Kant,
après avoir indiqué les principales excuses que nous alléguons afin de nous innocenter à nos propres yeux lorsque nous
nous souvenons d'une faute ancienne, oppose à ces allégations la voix de la conscience qui affirme notre liberté; puis,
après être revenu sur les explications que nous nous donnons à nous-mêmes, affirme l'inexorabilité des reproches que
nous fait notre conscience, source du repentir.
1.
L'excuse de la faute par la nécessité naturelle
A.
L'acte contraire à la loi
Avant d'entrer dans le détail du texte, il faut en comprendre l'un des objets principaux, la faute, que Kant caractérise
comme une «action contraire à la loi».
La loi dont il est ici question n'est pas la loi positive : il n'est pas question en
effet ici de délit ou de crime punis par une loi pénale, puisque s'il y a – comme nous le verrons – jugement, ou du moins
procès, avec un avocat et un accusateur, ces derniers restent intérieurs; il est clair d'ailleurs que le vocabulaire du
texte relève du registre de la vertu et du vice, de la moralité et de l'immoralité («mauvaise habitude», «blâme
intérieur», «reproche», «repentir»).
La loi dont il est question est donc la loi morale, celle que nous nous imposons à
nousmêmes en vertu de notre nature d'êtres raisonnables, celle qui vaut universellement pour tout être raisonnable, celle
qui se fonde sur notre liberté et vaut pour nous comme un devoir ainsi formulé: «Agis uniquement d'après la maxime qui
fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne loi universelle.» En ce sens, l'«action contraire à la loi» peut
être aussi bien un acte non réprouvé par la loi positive, tel le mensonge, qu'un acte interdit par cette même loi
positive, tel que ne pas respecter un contrat ou tromper un client sur la marchandise qu'on lui vend; plus précisément,
si de telles actions sont toutes des fautes, c'est toujours d'abord en ce qu'elles contreviennent à la loi morale.
B.
Les diverses excuses alléguées
Lorsque nous nous rappelons une faute, quelles raisons donnons-nous afin d'en rendre compte? C'est la première
question posée dans le texte.
Nous y répondons d'abord en parlant d'«erreur faite sans intention», autrement dit nous
considérons cette faute comme une erreur involontaire, inintentionnelle, qui est, en vertu de son caractère de simple
erreur, aussi peu répréhensible moralement que le sont une erreur au cours d'une démonstration mathématique ou une
erreur dans une théorie physique: nous prétendons ne pas avoir voulu cette erreur, ne pas l'avoir faite exprès.
Une
seconde explication consiste à voir dans une faute une «simple imprévoyance qu'on ne saurait jamais entièrement
éviter» : dans ce cas, l'accent est mis sur l'impossibilité où nous sommes toujours placés de connaître l'ensemble des
tenants et aboutissants de nos actes, comme le médecin qui ne peut jamais entièrement mesurer tous les effets d'un
médicament qu'il prescrit, parce qu'une réaction imprévue peut toujours se produire, même si le praticien n'a rien à se
reprocher en l'état de la science médicale.
Enfin, nous pouvons nous excuser d'une faute en la présentant comme
l'effet d'une «mauvaise habitude» contractée et devenue invétérée: un accident de la route peut provenir d'une
habitude d'alcoolisme, progressivement implantée sans que l'on s'en soit aperçu et devenue trop forte pour qu'on
puisse désormais y résister; de mauvaises fréquentations peuvent me conduire à ne plus avoisiner que des criminels et
me porter moi-même insensiblement au crime..
»
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