KANT: ETRE DIGNE DU BONHEUR
Extrait du document
«
Le Maître : Ce qui tend au bonheur, c’est le penchant ; ce qui restreint ce penchant à la condition d’être préalablement digne de ce
bonheur, c’est ta raison, et que tu puisses limiter et dominer ton penchant par ta raison, c’est là la liberté de ta volonté.
Afin de savoir comment tu dois t’y prendre pour participer au bonheur et aussi pour ne pas t’en rendre indigne, c’est dans ta raison
seulement que tu trouveras la règle et l’initiation ; ce qui signifie qu’il ne t’est pas nécessaire de dégager cette règle de ta conduite
de l’expérience, ou de l’apprendre par l’enseignement des autres ; ta propre raison t’enseigne et t’ordonne exactement ce que tu as à
faire.
Par exemple, si un cas survient en lequel tu peux te procurer à toi ou à un de tes amis un grand avantage grâce à un mensonge
finement médité, qui même ne t’oblige pas à faire tort à qui que ce soit, que te dit ta raison ?
L’Elève : Je ne dois pas mentir, si grand que puisse être l’avantage qui peut être le mien ou celui de mon ami.
Mentir est avilissant et
rend l’homme indigne d’être heureux.
Le bonheur, l’homme doit s’en rendre digne.
1) Il y a, en l’homme, une opposition entre le penchant (illimité qui tend au bonheur et la raison (qui limite le penchant).
2) La raison est à elle-même sa propre règle, qui ne vient ni de l’expérience, ni de l’enseignement, et qui indique clairement la
conduite à tenir.
3) C omme on le voit à propos du mensonge qui est indigne de l’homme.
1) La formulation même de Kant, au nom duquel parle le maître, suggère une pente (« le penchant »), un mouvement inéluctable de chute, quelque chose de
plus fort que soi.
C’est le penchant au bonheur.
C ette formulation s’oppose à la version habituelle du bonheur qui est représenté comme quelque chose vers
lequel on tend, qui implique une tension, voire une élévation, en tout cas qui intervient après coup.
C omme un point ultime.
Ici au contraire se joue, de manière
implicite, une opposition entre ce qui tombe (« le penchant ») et ce qui, puisqu’elle restreint « le penchant », s’élève, à savoir la raison.
Opposition qui renvoie
à la double dimension de l’homme, d’un côté nature (tendance au bonheur), de l’autre culture (exercice de la raison).
La démarche réaliste de Kant le conduit à ne mettre en action la raison que sur le fond du penchant.
C e n’est pas d’abord la raison qui intervient.
Elle n’a qu’une
fonction rectificatrice, dominatrice (« dominer son penchant »), voire régulatrice.
C ar le matériau premier de nos actions c’est le penchant au bonheur qui nous
le fournit.
C e n’est qu’après coup que la raison intervient, sur le fond du plus grand désir humain qui est que « en tout et toujours » tout se fasse selon le désir…
C ependant, cette intervention après coup de la raison n’est possible que parce que la raison est déjà là en l’homme, comme la caractéristique a priori de
l’humeur en l’homme, ce qui est la condition de possibilité pour l’homme d’être « digne du bonheur ».
C e qui caractérise l ‘homme, c’est qu’il est, au sein de la nature, celui qui inscrit son activité par des actes qui relèvent de sa volonté.
Mais cette volonté peutêtre mue (selon les penchants) ou bien, au contraire, être libre (« la liberté de la volonté »), en cherchant à se conformer à la raison.
2) Pratiquement, selon Kant, l’homme doit tenir ensemble, aussi bien ce qui appartient au penchant (participer au bonheur) que ce qui appartient à l’estime de
l’humanité que nous portons en nous (ne pas se rendre indigne du bonheur).
On voit encore, dans cette formulation, l’importance du penchant au bonheur.
Il est
le premier à être reconnu.
Et il est reconnu.
Pratiquement, il ne s’agit pas de renoncer au bonheur, et à sa recherche (ce serait peut-être une tâche impossible,
surhumaine), mais de faire intervenir, tout en même temps (plus exactement un peu en second) l’exigence de la dignité.
« P articiper au bonheur » est au positif,
« ne pas s’en rendre indigne » est au négatif ; ce qui souligne la fonction rectificatrice de la raison, sa fonction de limitation de l’excès du penchant, ce dernier
ayant tendance à exercer sa poussée sans limite.
La raison joue un rôle d’arbitre (ou de juge) entre ce qu’exige le penchant et ce qu’autorise la dignité.
M ais, s’interroge implicitement Kant, d’où vient la
légitimité de la raison ? D’où vient que le juge juge selon ce qui est juste ? Qu’en est-il de ce qui permet la mesure de cette justesse ? (« la règle »).
Dans la
mesure où Kant s’adresse à un enfant, se pose, de manière complémentaire, un problème qui ne se poserait pas pour un adulte : celui de la première fois, de
l’initiation (problème qui est au cœur de la fonction d’éducation).
C ’est la raison qui est à la fois la mesure de la règle, et celle à laquelle il convient d’avoir
recours pour l’initiation : « C ’est dans ta raison seulement que tu trouveras la règle & l’initiation.
»
La raison est à elle-même la source de ce qui est raisonnable (tout comme chez Spinoza la vérité est à elle-même son propre critère).
A utonomie donc de la
raison qui ne trouve pas sa règle en dehors d’elle-même mais au contraire en elle-même.
P lénitude de la raison qui est d’emblée raisonnable : ce n’est pas
parce qu’il s’agit de l’enfant que ce dernier serait moins raisonnable que l’adulte.
L’enfant, en tant qu’être humain, n’est sous la dépendance de personne, pas
même d’un éducateur qui lui dicterait de l’extérieur ce qu’il conviendrait de penser ou de faire.
C e qui pose d’ailleurs, au passage, la question du statut d’un maître.
Le maître a une fonction d’éveil.
il est seulement questionneur : il demande à la raison de
son élève ce qu’il veut lui enseigner (comme si la raison de l’un parlait à la raison de l’autre).
Et si jamais l’élève ne sait pas répondre immédiatement à la
question, le maître ne fait que suggérer la réponse, en guidant, non pas la réponse, mais en guidant, pas à pas, la raison.
Sur le modèle même de la raison (caractérisée par l’autonomie et la plénitude), le comportement pratique de l’homme peut se référer, en tant qu’être
raisonnable, à l’intériorité même de l’homme, cad à la raison elle-même.
D’où le refus, exprimé par Kant, de toute règle qui viendrait du dehors, que ce soit de
l’expérience, ou de l’enseignement « des autres ».
C ’est ce recours à l’intériorité de la raison que protège l’élève des aléas de l’expérience, toujours variable,
qui dit tantôt ceci ou cela, mais qui ne peut jamais répondre à la question, qui l’excède toujours, du pourquoi ceci ou cela.
C ’est, de la part de Kant, une fois de
plus, le rejet de l’empirisme , et la valorisation de la raison, à la fois une et universelle.
Le juge que nous portons en nous –et qui dans ses jugements exprime le point de vue de la raison- à la fois instruit (il « enseigne ») et commande (il « ordonne
»).
C ’est dire que l’autonomie de la raison assure en même temps l’autonomie du sujet qui reconnaît sa loi.
C e n’est pas quelque chose d’extérieur mais « la
propre raison » de l’élève qui enseigne.
C e n’est pas une contrainte extérieure qui commande, mais une fois encore la raison.
A utrement dit, c’est l’élève luimême qui enseigne et s’ordonne , à la seule condition qu’il se rapporte aux lumières de la raison, qu’il porte en lui.
3) En même temps, Kant souligne la simplicité d’une telle méthode.
En l’illustrant avec la question du mensonge.
La question du maître à l’élève préfigure la
question que l’élève se pose à lui-même (à sa raison) lorsqu’un cas pratique à élucider se pose.
De même, lorsque l’élève répond au maître, c’est une simple
mise en scène formelle ; en réalité c’est l’élève qui se répond à lui-même.
A vrai dire, le maître et l’élève ne sont que des figures différentes d’un même sujet
qui s’assume dans la plénitude, et la justesse, de la raison.
L’élève, comme le ferait de la même façon le maître, rend bien compte du caractère contradictoire de la situation du mensonge.
Dans tout mensonge, il y a une
utilité (« l’avantage ») qui pousse l’homme à agir selon son penchant.
Mais le penchant naturel, auquel on se laisse aller totalement, le penchant dans son
excès même, pour satisfaire sa pente égoïste, mène l’homme hors de l’homme, en lui faisant perdre sa noblesse (« mentir est avilissant »).
Il est donc
souhaitable de limiter et de dominer ce penchant, condition non pas du bonheur, mais du respect que l’homme se doit à lui-même en tant qu’être humain (cad
raisonnable)..
»
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