KANT: colère et émotion
Extrait du document
«
« Ce que l'émotion de la colère ne fait pas dans le moment de l'exaspération, elle
ne le fait pas du tout ; de plus, elle s'oublie aisément.
Mais la passion de la haine
prend son temps pour s'enraciner profondément et pour penser à son ennemi [...].
Celui qui va en colère vous trouver dans votre chambre pour vous dire des gros
mots dans son emportement, engagez-le poliment à s'asseoir ; si cela réussit, ses
injures seront déjà moins violentes, parce que la commodité d'être assis est une
absence de tension musculaire qui va mal avec des gestes menaçants et les cris de
l'homme dressé.
La passion, au contraire, se donne du temps, si violente qu'elle
puisse être, pour atteindre sa fin ; elle est réfléchie.
L'émotion agit comme une eau
qui rompt sa digue ; la passion comme un torrent qui se creuse un lit de plus en plus
profond [...].
Où il y a beaucoup d'émotion, il y a généralement peu de passion.
On voit
facilement que les passions, justement parce qu'elles peuvent se concilier avec la
réflexion la plus tranquille, portent une grande atteinte à la liberté, et que, si
l'émotion est une ivresse, la passion est une maladie qui résiste à tous les moyens
thérapeutiques [...].
L'émotion ne porte qu'une atteinte momentanée à la liberté et
à l'empire sur soi.
La passion en est l'abandon et trouve son contentement dans le sentiment de la servitude.
» KANT.
questions indicatives
Différences(s) de l'émotion et de la passion en regard du temps ?
Importance de ces remarques ?
La passion est « réfléchie » ?
cela signifie-t-il qu'elle est rationnelle ?
cela signifie-t-il qu'elle est raisonnable?
Pourquoi, selon Kant, les « passions » portent-elles la plus grande atteinte à la liberté ?
Kant distingue ici entre passion et émotion.
Celle-ci est éphémère et irréfléchie, celle-là, durable et réfléchie.
C'est
pourquoi la passion constitue une atteinte à la liberté et à l'empire sur soi beaucoup plus profonde que l'émotion.
Il
peut être bon de considérer cette déduction comme un paradoxe.
Pour quelles raisons, en effet, Kant, alors qu'il admet
l'alliance de la plus froide réflexion et de la passion, prétend-il que celle-ci est plus préjudiciable à la maîtrise de soi que
l'émotion qui déroute notre raison ?
L'émotion est soudaine et, parce qu'elle est imprévisible, l'homme qui en est la victime perd subitement tout empire sur
lui-même ; il est « hors de lui ».
La colère fournit ici un excellent exemple, mais il serait également possible d'évoquer la
frayeur.
L'émotion est accompagnée de réactions corporelles plus ou moins marquées : tremblements, rires nerveux et,
dans le cas de la colère, une tendance à frapper.
Certains philosophes, comme William James, se sont d'ailleurs
demandés si ces réactions n'étaient pas la cause véritable de l'émotion.
Si, en effet, nous essayons de nous
représenter un homme en colère sans les phénomènes corporels qui accompagnent cette émotion, nous imaginons un
homme qui juge, sans s'émouvoir un seul instant, opportun de frapper qui l'a offensé.
Autrement dit, cet homme, qui
n'a pas du tout perdu le contrôle de lui-même, joue la colère mais ne l'éprouve pas vraiment.
On comprend alors la
sagesse du conseil de Kant : ôter à l'émotion son cortège de corrélats corporels, c'est réduire aussitôt son intensité.
L'homme en colère qui accepte de s'asseoir se calme sans délais.
Un tel remède n'a malheureusement aucune efficacité sur les passions.
La haine ne s'oublie pas du jour au lendemain.
Elle est, contrairement à la colère, lourde d'arrière-pensées et calcule, avec un sang-froid qui fait frémir, les moyens
d'atteindre son but.
Dès lors, on comprend que l'aliénation passionnelle soit beaucoup plus grave que l'égarement
émotionnel.
La passion se sert de la raison, l'enrôle à son service.
Croyant disposer d'une certitude qu'il ne veut pas
remettre en doute, l'homme passionné use de sa raison pour justifier sa passion.
L'homme en proie à la haine trouve
toujours plus de raisons d'haïr son ennemi, l'amoureux, d'aimer sa belle, le jaloux, de suspecter sa compagne — qu'on
pense à Othello...
Leur servitude est totale car si la raison est momentanément déroutée par l'émotion, elle est
durablement dévoyée par la passion..
»
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