KANT
Extrait du document
«
"J'avoue ne pas pouvoir me faire très bien à cette expression dont usent aussi des
hommes sensés : un certain peuple (en train d'élaborer sa liberté légale) n'est pas
mûr pour la liberté; les serfs d'un propriétaire terrien ne sont pas encore mûrs pour
la liberté; et, de même aussi les hommes ne sont pas encore mûrs pour la liberté
de conscience.
Dans une hypothèse de ce genre, la liberté ne se produira jamais; car on ne peut
mûrir pour la liberté, si l'on n'a pas été mis au préalable en liberté (il faut être libre
pour pouvoir se servir utilement de ses forces dans la liberté).
Les premiers essais
en seront sans doute grossiers et liés d'ordinaire à une condition plus pénible et
plus dangereuse que lorsqu'on se trouvait encore sous les ordres, mais aussi confié
aux soins d'autrui ; cependant jamais on ne mûrit pour la raison autrement que
grâce à ses tentatives personnelles (qu'il faut être libre de pouvoir effectuer).
le ne fais pas d'objection à ce que ceux qui détiennent le pouvoir renvoient encore
loin, bien loin, contraints par les circonstances, le moment d'affranchir les hommes
de ces trois chaînes.
Mais, ériger en principe que la liberté ne vaut rien d'une
manière générale pour ceux qui leur sont assujettis et qu'on ait le droit de les en
écarter toujours, c'est là une atteinte aux droits régaliens de la divinité elle-même qui a créé l'homme pour
la liberté.
Il est plus commode évidemment de régner dans l'État, la famille et l'Église quand on peut faire
aboutir un pareil principe.
Mais est-ce aussi plus juste ?" KANT.
DIRECTIONS DE RECHERCHE
• Pour quoi, selon Kant, ne peut-on « mûrir pour la liberté si Ton n'a pas été mis au préalable en liberté » ?
• Les deux mots « liberté » ont-ils le même sens dans la phrase citée ci-dessus ?
• De quelles « trois chaînes » s'agit-il ?
• Y a-t-il contradiction entre dire « Je ne fais pas d'objection à ce que ceux qui détiennent le pouvoir renvoient encore
loin, bien loin,...
le moment d'affranchir les hommes...
» et « on ne peut mûrir pour la liberté, si l'on n'a pas été mis au
préalable en liberté » ?
Sinon comment comprenez-vous que Kant ne fasse pas « d'objection »?
• Qu'est-ce que Kant cherche à établir ? Qu'est-ce qui est en jeu réellement dans ce texte ?
Ce texte de Kant est profondément marqué par son époque.
Il porte l'empreinte de son temps en premier lieu parce
qu'il défend le droit à la liberté individuelle au moment où il est le plus violemment attaqué.
En 1793, la Révolution
Française est en effet en butte aux attaques des monarchies européennes.
Ensuite, Kant reprend un subterfuge
extrêmement répandu à l'époque, adopté en particulier par les encyclopédistes, pour échapper à la censure : il donne à
ses thèses les plus polémiques la forme d'un simple texte secondaire, d'une note de bas de page.
Ce texte n'est
cependant pas de pure circonstance, puisqu'il analyse des notions centrales pour la philosophie kantienne, celles de
liberté et de maturité.
Dans ce dessein, Kant adopte une démarche presque socratique : il part d'une opinion largement partagée : on ne peut
octroyer la liberté à n'importe qui et n'importe quand, il faut attendre une certaine maturité des hommes pour les
libérer des contraintes politiques et sociales traditionnelles qui pèsent sur eux.
Puis, il montre la conséquence absurde
de cette thèse : jamais on ne devient mûr pour la liberté si l'on n'est pas libre au préalable.
Les partisans de cette
thèse bannissent à jamais la liberté sous couvert de la défendre.
Enfin, Kant écarte cette opinion et dénonce son
cynisme politique au nom de la nature humaine et de sa solidarité avec la liberté.
Kant use tout d'abord de prudence en adoptant des expressions proches de la litote : lorsqu'il écrit « J'avoue ne pas
pouvoir me faire très bien à cette expression » (ligne 1), il faut entendre qu'il est radicalement opposé à cette
proposition.
II attribue pourtant cette opinion à certains « hommes sensés », pensant sans aucun doute aux héritiers
spirituels de Frédéric le Grand.
Ce dernier s'était fait le protecteur de la philosophie des Lumières tout en maintenant
un despotisme politique certain, quoique éclairé, précisément au nom du principe que Kant récuse.
L'exposé de la thèse
reste prudent, car il recourt à une allusion, même si elle est limpide : « un certain peuple (en train d'élaborer sa liberté
légale) », en 1793, ne peut désigner que la France révolutionnaire.
Les adversaires de la Révolution ne se posent pas
en ennemis de la liberté, mais ils dénient au peuple la maturité politique nécessaire à l'émancipation (ligne 3).
Selon
eux, la liberté exige une éducation préalable.
Et les exemples que Kant place dans leur bouche semblent assez convaincants.
Qui peut prétendre qu'un serf illettré et
superstitieux (de la Prusse-Orientale par exemple, région où le servage a longtemps subsisté et où Kant a vécu) est
suffisamment préparé à user du suffrage universel pour déterminer l'intérêt général et élire le personnel politique le plus
compétent? Cette expression est de surcroît généralisée à tous les hommes.
Au vu de l'intolérance universelle dont
font preuve les hommes, il est, par exemple, impossible de leur accorder la liberté de conscience.
Kant présente donc
de façon non polémique la thèse qu'il s'apprête à critiquer : il se fait simplement l'écho d'une « doxa » qui revendique
un certain réalisme et non pas un sentiment contre-révolutionnaire et traditionaliste viscéral.
Mais Kant commence à
critiquer cette expression en en soulignant le caractère contradictoire avec le concept même de liberté..
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