KANT
Extrait du document
«
"N'a-t-on pas un mot qui désignerait, non une jouissance comme le mot bonheur, mais qui cependant indiquerait une satisfaction liée
à notre existence, un analogue du bonheur qui doit nécessairement accompagner la conscience de la vertu ? Si ! Ce mot existe, c'est
contentement de soi-même, qui au sens propre ne désigne jamais qu'une satisfaction négative liée à l'existence, par laquelle on a
conscience de n'avoir besoin de rien.
La liberté et la conscience de la liberté, comme conscience d'un pouvoir que nous avons de
suivre, avec une intention inébranlable, la loi morale, est l'indépendance à l'égard des penchants, du moins comme causes
déterminantes (sinon comme causes affectives) de notre désir, et en tant que je suis conscient de cette indépendance dans
l'exécution de mes maximes morales, elle est l'unique source d'un contentement immuable, nécessairement lié avec elle, ne reposant
sur aucun sentiment particulier, et qui peut s'appeler intellectuel.
Le contentement sensible (qui est ainsi appelé improprement) qui
repose sur la satisfaction des penchants, si raffinés qu'on les imagine, ne peut jamais être adéquat à ce qu'on se représente.
Car les
penchants changent, croissent avec la satisfaction qu'on leur accorde et ils laissent toujours un vide plus grand encore que celui
qu'on a cru remplir." KANT.
[Introduction]
Que peut m'apporter une bonne action ? Pour certains moralistes, du plaisir, pour d'autres le bonheur.
Du point de vue de Kant, de telles sanctions sont assez
indignes — par défaut ou par excès — de la moralité.
C e qui accompagne la conscience de la vertu, c'est ce que Kant repère comme contentement de soimême.
Encore faut-il préciser en quoi ce dernier consiste, pour qu'on ne le confonde pas avec la simple satisfaction ressentie lorsque nos penchants sont
réalisés.
[I — Contentement de soi-même et bonheur]
La première phrase implique que la conscience de la vertu (du devoir accompli) ne peut s'accompagner du bonheur à proprement parler : ce dernier désigne
une « jouissance » complète, une plénitude qui semble excessive par rapport à la simple conscience d'une action bonne (cette dernière est en effet ponctuelle,
elle demande à être répétée : elle ne peut donc correspondre au caractère permanent qui doit qualifier le bonheur, et qui ne rend ce dernier concevable que
relativement à l'existence post-hume).
Par contre, peut exister « un analogue du bonheur » : un sentiment qui, dans l'ordre de la temporalité ou de la vie humaine, présente à son échelle des qualités
comparables à celles qu'offre le bonheur au sens fort.
Cet analogue, Kant le désigne par le « contentement de soi-même », mais c'est pour préciser aussitôt qu'il ne consiste qu'en une satisfaction « négative » liée
à l'existence actuelle.
Ce que ce contentement a de « négatif » (ce qui paraît d'abord assez surprenant : comme être content d'une absence ?), c'est qu'il
signale la « conscience de n'avoir besoin de rien ».
L'exercice de la vertu aboutit ainsi à une situation dans laquelle le sujet ne ressent aucun manque : il a
accompli ce qu'il devait, et dans des conditions telles qu'il n'a eu pour y parvenir besoin d'aucune détermination extérieure.
[II – Contentement de soi-même et loi morale]
Qu'est-ce en effet que faire son devoir ? Kant le rappelle dans la troisième phrase : c'est pouvoir suivre la loi morale avec la conscience de le faire librement.
Cette liberté implique l'indépendance à l'égard des penchants, c'est-à-dire des inclinations immédiates ou égoïstes, qui témoignent par définition que j'ai
besoin de quelque chose, que je suis déterminé par un désir ou un besoin.
Ne pas obéir aux penchants, c'est donc découvrir en soi-même une liberté
m'accordant le pouvoir « de suivre la loi morale » — et de la suivre « avec une intention inébranlable », c'est-à-dire telle qu'aucune détermination ne puisse
plus venir interférer dans ce qui détermine ma conduite.
On peut au passage rappeler que, si je puis m'affirmer libre en obéissant à la loi morale, c'est bien parce que cette dernière ne provient que de moi-même : de
ma raison.
Or, cette loi, par définition, est universelle, et c'est en quoi elle me rend indifférent à mes penchants (subjectifs et non universels) et m'en détourne.
Obéir à la loi — tel que je le fais à travers l'exécution de mes maximes (qui sont ses représentantes, dans un versant en quelque sorte subjectif, dans la
mesure où la rigueur de la loi pure pourrait ne pas suffire à me faire agir, mais qui ne sont authentiquement morales que si elles sont universalisables, et
correspondent bien en conséquence à une véritable législation) — c'est refuser que les penchants soient des causes déterminantes.
Tout au plus peuvent-ils
être encore « causes affectives » du désir, ce qui signifie qu'ils peuvent éventuellement venir en renfort pour faciliter le devoir en me le rendant en apparence
plus « aimable » s'il paraît coïncider avec mes penchants.
[III - Caractère intellectuel du contentement moral : sa supériorité sur le contentement « sensible »]
C'est donc la conscience de ma liberté qui produit le contentement.
Ce qui me « contente », c'est de percevoir ma résistance aux penchants et mon
obéissance à la loi.
Un tel contentement ne peut en conséquence faire intervenir aucun sentiment particulier : tout sentiment renvoie à la subjectivité, et reste
étranger à l'universalité de la loi.
C'est pourquoi le contentement peut être qualifié d«< intellectuel » : il correspond en fait, non au versant sensible de mon
être, mais bien à son versant rationnel.
Par contraste, ce que l'on nomme hâtivement (et à tort selon Kant) contentement « sensible » apparaît incomplet et même fictif.
C e pseudo-contentement est
lié en effet à la satisfaction des penchants, dont la nature implique qu'ils ne peuvent jamais être entièrement comblés.
Chercher à satisfaire un penchant, c'est s'imaginer à l'avance dans une situation qui procurera cette satisfaction.
Or, la satisfaction réellement ressentie ne
sera jamais, dit Kant, « adéquate » à ce qu'on a ainsi imaginé, ou vécu par anticipation grâce à une représentation.
C'est qu'il est de la nature des penchants,
non seulement de changer, mais de susciter de nouvelles exigences dès qu'ils sont une première fois satisfaits.
Les penchants (désirs, intérêts personnels)
sont dès lors impossibles à satisfaire définitivement ; en ce qui les concerne, il n'existe pas même de satisfaction possible au sens propre, puisque, s'ils «
laissent toujours un vide plus grand encore que celui qu'on a cru remplir », c'est bien qu'on n'en « fait » jamais « assez » pour en avoir fini avec ce qu'ils
demandent.
De ce point de vue, le contentement est impossible à acquérir, puisqu'il signifie qu'on n'a plus besoin de rien, alors que s'attacher aux penchants,
c'est au contraire instaurer une situation dans laquelle un besoin en remplace inlassablement un autre.
[Conclusion]
Ce texte confirme amplement le caractère rationnellement rigoureux de la moralité telle que la conçoit Kant, en même temps que la difficulté que l'on peut
rencontrer à prétendre l'appliquer strictement : s'il n'y a de contentement authentique que par la conscience de la liberté en acte dans le choix moral, et si, en
conséquence, les penchants singuliers ne doivent en rien intervenir dans ce choix, il est clair que se conduire moralement est difficile et rare.
Mais Kant luimême remarquait qu'il n'a peut-être jamais existé au monde un comportement purement moral.
Cette définition du contentement intellectuel constituerait donc
davantage un encouragement à pratiquer la vertu pour essayer de se rapprocher d'un tel contentement pur, que la description d'un état de fait..
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