KANT
Extrait du document
«
"Le génie est le talent (don naturel) qui donne des règles à l'art.
Puisque le talent, comme
faculté productive innée de l'artiste, appartient lui-même à la nature, on pourrait s'exprimer
ainsi : le génie est la disposition innée de l'esprit (ingenium) par laquelle la nature donne
des règles à l'art.
Quoi qu'il en soit de cette définition, qu'elle soit simplement arbitraire, ou qu'elle soit ou
non conforme au concept que l'on a coutume de lier au mot de génie (ce que l'on
expliquera dans le paragraphe suivant), on peut toutefois déjà prouver que, suivant la
signification en laquelle ce mot est pris ici, les beaux-arts doivent nécessairement être
considérés comme des arts du génie.
Tout art, en effet, suppose des règles sur le fondement desquelles un produit est tout
d'abord représenté comme possible, si on doit l'appeler un produit artistique.
Le concept
des beaux-arts ne permet pas que le jugement sur la beauté de son produit soit dérivé
d'une règle quelconque, qui possède comme principe de déterminationun concept, et, par
conséquent, il ne permet pas que l'on pose au fondement un concept de la manière dont le
produit est possible.
Aussi bien les beaux-arts ne peuvent pas en eux-mêmes concevoir la
règle d'après laquelle ils doivent réaliser leur produit.
Or, puisque, sans une règle qui le
précède, aucun produit ne put jamais être dit un produit de l'art, il faut que la nature donne la règle à l'art dans le
sujet (et cela, par la concorde des facultés de celui-ci) ; en d'autres termes, les beaux-arts ne sont possibles que
comme produits du génie.
On voit par là : 1) que le génie est un talent, qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle
déterminée; il ne s'agit pas d'une aptitude à ce qui peut être appris d'après une règle quelconque ; il s'ensuit que
l'originalité doit être sa première propriété; 2) que, l'absurde aussi pouvant être original, ses produits doivent en même
temps être des modèles, c'est-à-dire exemplaires, et, par conséquent, que sans avoir été eux-mêmes engendrés par
l'imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure ou de règle du jugement; 3) qu'il ne peut décrire lui-même
ou exposer scientifiquement comment il réalise son produit, et qu'au contraire c'est en tant que nature qu'il donne la
règle ; c'est pourquoi le créateur d'un produit qu'il doit à son génie ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les
idées qui s'y rapportent, et il n'est pas en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni
de les communiquer aux autres dans des préceptes qui les mettraient à même de réaliser des produits semblables."
KANT
Le terme de génie désigne le privilège de celui à qui l'on reconnaît le pouvoir de produire la beauté.
Kant montre ici que
le génie n'obéit pas à une inspiration aveugle, mais est le créateur des contraintes qu'il s'impose.
POUR MIEUX COMPRENDRE LE TEXTE
Paradoxalement, pour rendre compte du génie artistique, Kant en attribue l'origine à la nature.
En effet, bien qu'étant
une production et relevant de l'art dans le sens général défini précédemment (texte 5), la création artistique ne
partage pas certaines caractéristiques du métier, dont elle doit donc être soigneusement distinguée; la nature seule
peut alors expliquer le pouvoir du génie.
II ne faudrait pas ici entrer dans une discussion anachronique concernant
l'inné et l'acquis; la psychologie différentielle cherche à préciser les raisons pour lesquelles des individus manifestent plus que d'autres des talents artistiques.
Ici, il s'agit de préciser la nature du génie
sans se demander ce qui le conditionne chez les individus (un tel questionnement préalable est d'ailleurs trop souvent
omis dans les discussions sur les différences d'aptitude).
Le génie s'oppose au savoir-faire : l'art au sens de technique peut se transmettre par un apprentissage, or, bien
qu'une telle transmission se pratique également dans le domaine des beaux-arts, en toute rigueur la capacité de créer
la beauté n'est pas issue de cet apprentissage.
En effet, les beaux-arts, à la différence des arts, ne peuvent «
concevoir la règle d'après laquelle ils doivent réaliser leur produit ».
Ceci contredit à la définition même de l'art, comme
ensemble de moyens matériels et intellectuels au service de la réalisation concrète d'une idée, et ruine au passage
toute véritable possibilité d'enseignement des beaux-arts par l'explicitation d'une telle règle.
Or, il y a bien un produit, c'est un fait, on a l'expérience de la beauté à travers certains produits de l'art (voir le
premier chapitre).
La production qui correspond à cette fin manifeste qu'elle n'est pas une fantaisie gratuite, donc
qu'elle obéit à une règle : dans l'artiste, quelque chose d'autre que son savoir-faire, ou que l'acquis, agit, et c'est ce
que Kant désigne par nature.
Étant ainsi à l'origine de quelque chose d'inédit, il montre une originalité, qui ne doit
d'ailleurs pas être une fin en elle-même.
L'originalité ne saurait rien enseigner, mais elle apporte des exemples de la
beauté qui permettront à d'autres d'exercer leur jugement et de trouver, peut-être, la voie de leur propre originalité.
La création est œuvre de la liberté.
Le créateur, le grand artiste ne possède pas seulement un savoir-faire.
Il est celui
qui connaissant les règles antérieures en invente de nouvelles.
Le grand peintre, par exemple, n'est pas un peintre
d’École, un habile artisan qui applique scrupuleusement les règles esthétiques en vigueur à une époque donnée.
Il ne
suit pas les règles, il les transgresse, bref, il crée.
Le grand artiste, celui qui crée, est un génie.
« Le génie est la
disposition innée de l'esprit par laquelle la nature donne ses règles à l'art » (« Critique de la faculté de juger »).
Pourquoi la nature ? Kant veut signifier par l'emploi du mot nature:
• que la création ne s'apprend pas.
Un savoir-faire s'apprend et le grand artiste l'a acquis.
Mais il permet de re-faire ce
qui a été fait, d'imiter les grands, il ne permet pas de créer.
Le savoir-faire est une condition nécessaire mais pas.
»
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