KANT
Extrait du document
«
« La République de Platon est devenue proverbiale, comme exemple prétendu frappant
d'une perfection imaginaire qui ne peut avoir son siège que dans le cerveau d'un penseur
oisif.
Mais il vaudrait bien mieux s'attacher davantage à cette idée et (là où cet homme
éminent nous laisse sans secours) la mettre en lumière grâce à de nouveaux efforts, que
de la rejeter comme inutile, sous le très misérable et très honteux prétexte qu'elle est
irréalisable.
Une constitution ayant pour but la plus grande liberté humaine fondée sur des
lois qui permettraient à la liberté de chacun de subsister en même temps que la liberté de
tous les autres (je ne parle pas du plus grand bonheur possible, car il en découlerait de luimême), c'est là au moins une idée nécessaire qui doit servir de base non seulement aux
grandes lignes d'une constitution civile, mais encore à toutes les lois, et où il faut faire
abstraction, dès le début, des obstacles actuels, lesquels résultent peut-être moins
véritablement de la nature humaine que du mépris que l'on a fait des vraies idées en
matière de législation.
En effet, il ne peut rien y avoir de plus préjudiciable et de plus
indigne d'un philosophe que d'en appeler, comme le vulgaire, à une expérience prétendue
contraire, alors que cette expérience n'aurait pas du tout existé si l'on avait fait, en temps
opportun, ces institutions basées sur les idées et si, à la place de ces idées, des concepts
grossiers, justement, parce qu'ils étaient tirés de l'expérience, n'étaient venus anéantir tout bon dessein.
Plus la
législation et le gouvernement seraient conformes à ces idées : et plus les peines seraient rares : et il est tout à fait
raisonnable d'affirmer (comme le fait Platon) que si la législation était pleinement d'accord avec ces idées, on n'aurait
plus besoin d'aucune peine.
Or, bien que ceci ne puisse jamais se produire, l'idée, cependant, est tout à fait juste qui
prend ce maximum comme archétype et se règle sur lui pour rapprocher toujours davantage la constitution légale des
hommes de la plus grande perfection possible.
En effet, quel peut être le plus haut degré auquel l'humanité doit
s'arrêter et combien grande peut être par conséquent la distance qui subsiste nécessairement entre l'idée et sa
réalisation, personne ne peut et ne doit le déterminer, précisément parce qu'il s'agit de la liberté, qui peut dépasser
toute limite assignée." KANT.
Construction d'un texte (moments et articulations)
Remarque préliminaire
Ce texte admirable montre comment un philosophe peut en comprendre un autre, et le défendre contre les méprises et
les malentendus dont il fait l'objet.
Kant lecteur de Platon s'en prend à l'habituelle confusion de l'idéal et de la chimère,
du réalisme et du conformisme.
Il précise le sens de l'idéal en politique.
Se référer à la nécessité d'une Constitution
aussi parfaite que possible, ce n'est pas forcer la société à se conformer d'emblée à un modèle d'elle-même qui lui
ferait violence, mais indiquer une orientation critique et libératrice.
Pour cela, il faut une idée affranchie des limites
propres aux situations de fait.
L'idée d'une humanité libre ne se tire certes pas d'une situation sociale où l'esclavage
est la règle.
Mais à vouloir, sous prétexte de réalisme et de refus des chimères, s'en tenir au donné, on consacre celuici.
L'expérience, en la matière, est mauvaise conseillère, et ne peut inspirer que des conceptions étroites, qui relèvent
du conformisme.
C'est que la pratique humaine est pouvoir d'initiative, liberté, en ce sens que les hommes ne se
contentent pas de vivre comme les réalités naturelles, strictement soumises aux lois qui les déterminent.
Ils peuvent
se donner à eux-mêmes leurs propres lois.
En politique, l'autonomie ainsi comprise consiste à soustraire les rapports
interhumains au règne de la force pour fonder un état de droit.
Cette souveraineté consiste à se donner une
Constitution, qu'il faut concevoir selon son idée la plus exigeante.
Cette exigence même peut la faire paraître
irréalisable, si du moins on se maintient dans le préjugé du « tout ou rien ».
Sa réalisation partielle vaudra toujours
progrès, et pourra s'inscrire dans une gradation au sein de laquelle des degrés supérieurs d'accomplissement pourront
advenir.
C'est ce que l'on pourrait appeler le caractère asymptotique de l'idéal conçu par Kant à par-tir de sa lecture
de Platon.
Nulle politique, en ce sens, ne peut se passer d'idées sans sombrer dans le plus plat des conformismes,
déguisé en réalisme.
On n'aurait jamais aboli l'esclavage sans une idée de la liberté humaine, et de la dignité de
l'humanité, affranchie par essence de toutes les limites des situations concrètes.
Construction du texte.
Principaux moments
Dans un premier moment, constitué par les deux phrases initiales, Kant évoque la critique ordinaire de l'idéalisme
platonicien, et la méprise qui la sous-tend.
L'imputation du caractère chimérique y masque une certaine forme de
renoncement.
Dans un second moment, constitué par la troisième phrase du texte, Kant s'attache à dégager le sens véritable de
l'idée platonicienne.
La conception idéale d'une Constitution civile en est l'enjeu.
Il s'agit de viser « la plus grande
liberté humaine » en assurant la coexistence des libertés des individus,
Le quatrième moment, qui tient dans la phrase suivante, poursuit la défense de Platon en effectuant la critique du
conformisme.
Ce dernier consiste à se soumettre aux limites d'une situation donnée tout en masquant cette soumission
par l'invocation usurpée du réalisme : tout dépassement critique de ces limites est alors disqualifié avec la mauvaise foi
qui consiste à le dire chimérique sous prétexte que l'idéal qui l'inspire n'est pas complètement réalisable.
Le cinquième et dernier moment du texte montre l'enjeu d'un tel dépassement pour le progrès de l'humanité, tout en.
»
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