Aide en Philo

KANT

Extrait du document

Avant l'éveil de la raison, il n'y avait ni prescription ni interdiction, par conséquent encore aucune infraction, mais, lorsqu'elle commença d'exercer son action et, toute faible qu'elle était, à lutter corps à corps avec l'animalité dans toute sa force, c'est alors que durent apparaître des maux et, ce qui est pire, au stade de la raison cultivée, des vices qui étaient totalement étrangers à l'état d'ignorance et, par conséquent, d'innocence. Le premier pas hors de cet état fut donc du point de vue moral une chute : du point de vue physique, les conséquences de cette chute furent l'apparition dans la vie d'une foule de maux jusqu'alors inconnus, donc une punition. L'histoire de la nature commence donc par le Bien, car elle est l'oeuvre de Dieu; l'histoire de la liberté commence par le Mal, car elle est l'oeuvre de l'homme. Pour l'individu, qui dans l'usage de la liberté ne songe qu'à lui-même, il y eut perte lors de ce changement; pour la nature, qui avec l'homme poursuit son but en regardant l'espèce, ce fut un gain. L'individu est donc fondé à se tenir pour responsable de tous les maux qu'il subit comme du mal qu'il fait, et en même temps, en tant que membre du Tout (d'une espèce), à estimer et à admirer la sagesse et la finalité de cette ordonnance. De cette façon, on peut également accorder entre elles et avec la raison les affirmations si souvent mal comprises, et en apparence contradictoires, du célèbre J..7. Rousseau. Dans ses ouvrages Sur l'influence des sciences et Sur l'inégalité des hommes, il montre très justement le conflit inévitable de la culture avec la nature du genre humain comme espèce physique au sein de laquelle tout individu devrait atteindre pleinement sa destination; mais, dans son Émile, dans son Contrat social et d'autres écrits, il cherche à nouveau à résoudre ce problème plus difficile : comment la culture doit-elle progresser pour développer convenablement, jusqu'à leur destination, les dispositions de l'humanité en tant qu'espèce naturelle? Conflit d'où naissent (étant donné que la culture selon les vrais principes d'une éducation formant en même temps des hommes et des citoyens n'est peut-être pas encore vraiment commencée, ni a fortiori achevée) tous les véritables maux qui pèsent sur la vie humaine et tous les vices qui la déshonorent, cependant que les impulsions qui poussent à ces vices, et qu'on tient dès lors pour responsables, sont en elles-mêmes bonnes et, en tant que dispositions naturelles, finales; mais le développement de la culture porte préjudice à ces dispositions, étant donné qu'elles étaient destinées au simple état de nature, de même qu'en retour elles portent préjudice à ce développement jusqu'à ce que l'art, ayant atteint la perfection, redevienne nature : ce qui est la fin dernière de la destination morale de l'espèce humaine. KANT

« "Avant l'éveil de la raison, il n'y avait ni prescription ni interdiction, par conséquent encore aucune infraction, mais, lorsqu'elle commença d'exercer son action et, toute faible qu'elle était, à lutter corps à corps avec l'animalité dans toute sa force, c'est alors que durent apparaître des maux et, ce qui est pire, au stade de la raison cultivée, des vices qui étaient totalement étrangers à l'état d'ignorance et, par conséquent, d'innocence.

Le premier pas hors de cet état fut donc du point de vue moral une chute : du point de vue physique, les conséquences de cette chute furent l'apparition dans la vie d'une foule de maux jusqu'alors inconnus, donc une punition.

L'histoire de la nature commence donc par le Bien, car elle est l'oeuvre de Dieu; l'histoire de la liberté commence par le Mal, car elle est l'oeuvre de l'homme. Pour l'individu, qui dans l'usage de la liberté ne songe qu'à lui-même, il y eut perte lors de ce changement; pour la nature, qui avec l'homme poursuit son but en regardant l'espèce, ce fut un gain.

L'individu est donc fondé à se tenir pour responsable de tous les maux qu'il subit comme du mal qu'il fait, et en même temps, en tant que membre du Tout (d'une espèce), à estimer et à admirer la sagesse et la finalité de cette ordonnance.

De cette façon, on peut également accorder entre elles et avec la raison les affirmations si souvent mal comprises, et en apparence contradictoires, du célèbre J..7.

Rousseau.

Dans ses ouvrages Sur l'influence des sciences et Sur l'inégalité des hommes, il montre très justement le conflit inévitable de la culture avec la nature du genre humain comme espèce physique au sein de laquelle tout individu devrait atteindre pleinement sa destination; mais, dans son Émile, dans son Contrat social et d'autres écrits, il cherche à nouveau à résoudre ce problème plus difficile : comment la culture doit-elle progresser pour développer convenablement, jusqu'à leur destination, les dispositions de l'humanité en tant qu'espèce naturelle? Conflit d'où naissent (étant donné que la culture selon les vrais principes d'une éducation formant en même temps des hommes et des citoyens n'est peutêtre pas encore vraiment commencée, ni a fortiori achevée) tous les véritables maux qui pèsent sur la vie humaine et tous les vices qui la déshonorent, cependant que les impulsions qui poussent à ces vices, et qu'on tient dès lors pour responsables, sont en elles-mêmes bonnes et, en tant que dispositions naturelles, finales; mais le développement de la culture porte préjudice à ces dispositions, étant donné qu'elles étaient destinées au simple état de nature, de même qu'en retour elles portent préjudice à ce développement jusqu'à ce que l'art, ayant atteint la perfection, redevienne nature : ce qui est la fin dernière de la destination morale de l'espèce humaine." KANT Commentaire 1.

Rien de tel que ce texte (extrait d'un des Opuscules historiques les plus passionnants de Kant, on verra pourquoi) pour prendre conscience de tout ce que peut faire l'entendement dans son effort de discernement, de sa capacité à varier et multiplier les distinctions utiles ou nécessaires, là où la matière est complexe ou embrouillée.

Mais rien de tel aussi pour qui veut entrer dans « le vif » du kantisme, d'une philosophie toujours soucieuse de mettre de l'ordre dans l'espace de la pensée pour faire progresser les « lumières », parce que essentiellement préoccupée — comme l'énonce la fin du texte — par la fin dernière de la destination morale de l'espèce humaine.

La critique de la raison spéculative a bien pour destination, elle-même, d'éclairer la raison pratique sur ses devoirs, ses pouvoirs et ses droits. A première lecture, notre extrait se présente comme un registre d'oppositions bien réglées.

Qu'on en juge : Dieu / l'homme; l'espèce / l'individu; le Bien / le Mal; le vice / l'innocence; la raison / l'animalité; le physique / le moral (ou encore, de façon plus spécifiée : les dispositions 1 la responsabilité); subir / faire; la perte / le gain.

Mais nous n'avons encore rien dit de cette constellation de couples qui s'organise autour d'un même pôle, et qu'il faut bien considérer, pour cette raison, comme le « foyer » de toute la perspective que Kant cherche à réfléchir : à nature / liberté (l'opposition fondamentale, puisque soulignée par Kant lui-même) se superposent nature l culture et nature / art.

Peuton se satisfaire, toutefois, de cette apparence de catalogue, et n'y voir que l'effet de l'esprit d'analyse? Comment ne pas suspecter cette dualité systématique de signifier quelque chose comme un ordre du duel, d'être entièrement affectée par la lutte corps à corps que se livrent au commencement du texte (au commencement de l'histoire?) la raison et l'animalité? Comment ne pas relier cette série de « contraires » à la pensée du conflit ( Widerstreit, écrit Kant) qui occupe toute la deuxième partie du texte avec (et à partir de) la référence à J.-J.

Rousseau? Dernière opposition, d'ailleurs, qu'on se gardera d'omettre : celle du Rousseau « polémiste » (l'auteur des deux Discours, le philosophe du conflit, justement, en guerre contre la société) et du Rousseau « théoricien » (l'auteur du Contrat social et de l'Émile, préoccupé de fonder et de former).

Mieux qu'un exemple, Rousseau est ainsi ce penseur qui expose dans son oeuvre, en plein siècle des Lumières, ce qu'il a intériorisé dans sa vie : la violence d'une « lutte des contraires » qui peut prendre la forme de la contradiction. 2.

Nous voici introduits au vrai sujet du texte.

La vie des philosophes et l'histoire de la philosophie finissent par se réfléchir réciproquement dans une philosophie de l'histoire.

Le moment semble venu de prendre pour objet toutes ces crises où la Raison (en particulier celle des philosophes) paraît exiger de nouveaux principes, parce qu'elle est incertaine de ses voies; parce qu'elle est, précisément, entrée en conflit avec elle-même; parce que, dans des domaines divers mais connexes, le même travail de la raison engendre, ici (dans les sciences et les arts, c'est-à-dire les techniques), des progrès, autrement dit une accumulation (quantitative) d'outils de connaissance et de moyens. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles