KANT
Extrait du document
«
"La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre
d'hommes, après que la nature les a depuis longtemps affranchis d'une direction
étrangère (naturaliter maiorennes) (1), demeurent pourtant leur vie durant
volontiers mineurs ; et qu'il soit si facile à d'autres de se poser comme leurs
tuteurs.
Il est si confortable d'être mineur.
Si j'ai un livre qui a de l'entendement à
ma place, un pasteur qui a de la conscience à ma place, un médecin qui juge à ma
place de mon régime alimentaire, etc., je n'ai alors bien sûr nul besoin de m'en
donner moi-même la peine.
Il ne m'est pas nécessaire de penser, du moment que
je peux payer; d'autres se chargeront bien pour moi de ce travail fastidieux.
Que de
loin la plus grande part des hommes (et parmi elle, la totalité du beau sexe) tienne,
outre le fait qu'il est pénible à franchir, pour également très dangereux le dernier
pas vers la majorité, c'est ce dont s'avisent ces tuteurs qui, très aimablement, ont
pris sur eux d'exercer leur haute bienveillance sur ces hommes.
Après avoir,
d'abord, rendu stupide leur bétail domestique, et avoir soigneusement pris garde
que ces paisibles créatures ne puissent oser faire un seul pas hors du parc (2) où ils
les ont enfermés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace si elles
essaient de marcher seules.
Or ce danger n'est pas si grand qu'il paraît, car, moyennant quelques chutes,
elles finiraient bien par apprendre à marcher ; mais le moindre exemple d'une telle chute les rend cependant
timides et les dissuade de faire une nouvelle tentative.
" KANT
POURQUOI LA MINORITÉ ?
Au cours de ce second aliéna, la pensée de Kant se fait à la fois plus précise et surtout plus cynique et plus
polémique.
En effet, si dans le premier mouvement du texte, le philosophe allemand définissait de façon générale les "
Lumières " et incriminait la " lâcheté " des hommes abdiquant leur conscience à des directeurs de conscience, dans ce
passage, il met au jour l'affairement de ces derniers à abêtir leurs ouailles et dénonce les mécanismes pervers d'un tel
processus à travers l'image d'un jeune enfant apprenant la marche.
Pour tenter de comprendre les mécanismes de l'aliénation, de la sclérose intellectuelles du " grand nombre ", du peuple,
Kant commence cet extrait par en repérer la double structure, la bipolarité.
D'abord, nous l'avons brièvement souligné déjà, c'est la " paresse " c'est-à-dire la propension au repos sans travail
préalable et la " lâcheté " c'est-à-dire la pusillanimité sans honneur qui sont causes efficientes de l'obscurantisme dans
lequel se complaît et duquel se repaît la majorité voire la quasi-totalité des hommes.
État de fait d'autant plus
scandaleux et en un sens désespérant que les hommes sont depuis longtemps en capacité d'utiliser leur propre
entendement à leur " propre compte ".
Effectivement, ces hommes ne sont ni affligés des tares de l'idiotie pas plus
qu'ils ne souffrent de débilité congénitale.
Ils sont capables en droit de faire usage de leur raison propre.
Mais, en fait,
se laissent asservir par quelqu'uns qui n'ont sur eux nulle supériorité naturelle sinon un ascendant social et factuel
qu'ils consentent bien de quelque manière à leur accorder.
Telle est donc la première cause de l'état de minorité : paresse pusillanime.
Or, une seconde cause explicative vient affermir et compléter ce processus d'aliénation de tous par quelqu'uns.
On
l'aura compris, la minorité appelle et facilite l'emprise des maîtres sur leurs esclaves, des tuteurs sur leurs élèves, des
rois sur leurs sujets comme le troupeau bêlant et apeuré appelle la protection du berger.
Soulignons que dans cette première phrase, Kant impute la responsabilité principale de cet état de fait à la première
cause et la seconde vient comme finaliser, compléter le processus.
En effet, si les hommes avaient le courage de penser par eux-mêmes, nul ne viendrait le faire à leur place !
Mais, " il est si confortable d'être mineur " ajoute plaisamment Kant.
Effectivement quoi de plus sécurisant que
l'infantilisme prolongé.
Nous ne résistons pas à joindre ici deux textes de Freud montrant lui aussi à sa manière
comment l'illusion religieuse est la réactivation du désir d'être aimé et protégé propre à l'enfant :
" Représentons-nous la vie psychique du petit enfant.
[] La libido suit la voie des besoins narcissiques et s'attache aux
objets qui assurent leur satisfaction.
Ainsi la mère, qui satisfait la faim, devient le premier objet d'amour et certes de
plus la première protection contre tous les dangers indéterminés qui menacent l'enfant dans le monde extérieur ; elle
devient, peut-on dire, la première protection contre l'angoisse.
La mère est bientôt remplacée dans ce rôle par le père plus fort, et ce rôle reste dévolu au père durant tout le cours
de l'enfance.
Cependant la relation au père est affectée d'une ambivalence particulière.
Le père constituait lui-même.
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