KANT
Extrait du document
«
Le philosophe doit se pencher aussi sur la question de la pratique.
Que
répondre à la question « que dois-je faire ? » ?
« Tous les impératifs ordonnent ou hypothétiquement ou catégoriquement.
Les
impératifs hypothétiques représentent la nécessité pratique d'une action possible
comme moyen pour quelque chose d'autre qu'on désire (ou du moins qu'il est
possible qu'on désire) obtenir.
L'impératif catégorique serait celui qui représenterait
une action comme étant par elle-même, et indépendamment de tout autre but,
objectivement nécessaire.
(...)
Il y a un impératif qui nous ordonne immédiatement une certaine conduite, sans
avoir lui-même pour condition une autre fin relativement à laquelle cette conduite
ne serait qu'un moyen.
Cet impératif est catégorique.
Il ne concerne pas la matière
de l'action et ce qui doit en résulter, mais la forme et le principe d'où elle résulte
elle-même, et ce qu'elle contient d'essentiellement bon réside dans l'intention, quel
que soit d'ailleurs le résultat.
Cet impératif peut être nommé impératif de la
moralité.
(...)
Quand je conçois un impératif hypothétique en général, je ne sais pas d'avance ce qu'il contiendra, jusqu'à ce
que la condition me soit donnée.
Mais si c'est un impératif catégorique que je conçois, je sais aussitôt ce qu'il
contient.
Car, puisque l'impératif ne contient en
dehors de la loi que la nécessité, pour la maxime de se conformer à cette loi, et que la loi ne contient aucune
condition à laquelle elle soit astreinte, il ne reste rien que l'universalité d'une loi en général, à laquelle la maxime
de l'action doit être conforme, et c'est seulement cette conformité que l'impératif nous représente proprement
comme nécessaire.
Il n'y a donc qu'un impératif catégorique, et c'est celui-ci : Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu
peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle.
(...)
Les êtres dont l'existence dépend à vrai dire, non pas de notre volonté, mais de la nature, n'ont cependant,
quand ce sont des êtres dépourvus de raison, qu'une valeur relative, celle de moyens, voilà pourquoi on les
nomme des choses ; au contraire, les êtres raisonnables sont appelées des personnes, parce que leur nature
les désigne déjà comme des fins en soi, c'est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être employé
simplement comme moyen, quelque chose qui, par suite, limite d'autant toute faculté d'agir comme bon nous
semble (et qui est un objet de respect).
Ce ne sont pas là des fins subjectives dont l'existence, comme effet de notre action, a une valeur pour nous :
ce sont des fins objectives, c'est-à-dire des choses dont l'existence est une fin en soi-même, et même une fin
telle qu'elle ne peut être remplacée par aucune autre, au service de laquelle les fins objectives devraient se
mettre simplement comme moyens.
Sans cela, en effet, on ne pourrait trouver jamais rien qui eût une valeur
absolue.
Mais si toute valeur était conditionnelle et par suite contingente, il serait complètement impossible de
trouver pour la raison un principe pratique suprême.
(...) L'impératif pratique sera donc celui-ci : Agis de telle
sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en
même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen.
»
La question du devoir n'est pas exclusivement morale; en effet, dans la mesure où l'action exige des règles
opératoires, il faut savoir ce que l'on doit faire : l'apprenti demande comment il doit façonner l'objet, le fin
stratège se demande comment il doit détourner l'obstacle.
Dans ces cas, le devoir se ramène à une exigence
de type technique : un certain comportement est requis pour obtenir le résultat voulu.
Cet impératif est
conditionné par le désir du but; il s'exprime dans la forme « si tu veux ceci; alors tu dois faire cela » : on peut
l'appeler ainsi « impératif hypothétique ».
Il n'y a dans ce cas rien de commun avec le concept de la morale :
purement relatif à l'intérêt, commandé par les circonstances, il ne comporte rien en lui qui évoque l'absolu de la
moralité.
Si, en effet, l'idée de morale a une particularité, c'est précisément parce qu'elle se distingue de
l'intérêt, de la stratégie.
L'homme moral accomplit son devoir au mépris même de ses intérêts ; son vrai visage
est l'héroïsme : Antigone, par exemple, va jusqu'à la mort par fidélité au devoir moral qui lui commande de
donner une sépulture à son frère.
C'est dans l'accomplissement du devoir moral que se manifeste la liberté, la
capacité de dire non aux sollicitations du besoin, du désir, de l'intérêt.
Or cela n'est possible que si le devoir
moral commande de façon absolue : le « tu dois » de la moralité ne porte pas sur un moyen mais sur un
comportement que l'on doit vouloir pour lui-même et en lui-même ; sa valeur ne lui est pas conférée par le but
qu'il permettrait d'atteindre : il a en lui-même sa valeur; il peut être ainsi appelé une « fin en soi ».
En
conséquence, le devoir technique et le devoir moral, malgré l'identité du mot, obéissent à deux logiques
opposées : dans le premier cas, le résultat justifie le devoir — l'apprenti a reçu un bon conseil si son travail
réussit — dans le second cas, le succès n'importe pas : seule compte l'intention pure d'agir de façon
désintéressée, par simple devoir.
En conséquence, il n'est pas nécessaire de s'embarrasser d'une liste de
devoirs moraux.
Pour savoir si l'on est dans l'ordre de la moralité et non dans celui de l'intérêt, il suffit de tester
sa volonté : si je veux quelque chose par intérêt, ce n'est pas moral...
et cela se voit très simplement : dans la
mesure où je poursuis mon intérêt propre, je ne peux pas vouloir en même temps que tous veuillent ce que je
veux.
La moralité est ainsi déconcertante de simplicité : une seule règle suffit, celle du test de l'intention : «
Agis uniquement...
»
Cette règle est donc très formelle.
Si l'on avait cependant à déterminer un contenu du devoir moral, il faudrait.
»
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