Jean-Paul SARTRE: l'homme est angoisse
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«
VOCABULAIRE SARTRIEN:
Cogito, conscience : pour Sartre, aucune philosophie ne peut éviter de partir du cogito (« Je pense, donc je suis », Descartes, Méditations métaphysiques,
II).
Mais Sartre sous-tend le cogito réflexif cartésien (la conscience de soi réfléchie) par un cogito pré-réflexif : une conscience non thétique (irréfléchie) de
soi engagée dans toute conscience d'un donné.
En outre, le cogito cartésien est modifié par Sartre dans le sens de l'intentionnalité : il n'est absolument pas
substantiel et implique d’emblée la co-présence d’autrui.
VOCABULAIRE SARTRIEN:
Responsabilité : découle de la liberté humaine et est aussi radicale que celle-ci.
Satire prend le mot au sens courant de « conscience d'être l'auteur
incontestable d'un événement ou d'un objet » (EN, p.
612), à condition d'ajouter que nous sommes toujours, quoi qu'il nous arrive, responsables de nousmêmes en tant que manière d'être et du sens que nous donnons au monde par nos choix.
Engagement : désigne à la fois notre être dans le monde (en écho du « nous sommes embarqués » pascalien) et la nécessité à laquelle nous ne pouvons
nous dérober de nous choisir en nous projetant vers nos possibles, donnant ainsi un sens à notre être-jeté.
La signification première de l'engagement est donc
ontologique, et non politique ; l'engagement social et politique n'est qu'une spécification - à vrai dire essentielle, puisque nous sommes des êtres historiques
et sociaux - de l'engagement dans son sens ontologique.
Angoisse : sentiment de peur sans objet déterminé, lié au fait que la liberté saisit sa propre spontanéité.
En-soi : manière d'être de l'ensemble des choses, des êtres distincts de la conscience.
Existence : c'est le fait d'être là, de surgir dans le monde et d'avoir à assumer cette présence.
Mauvaise foi : attitude consistant à nier le fait que l'on porte un regard sur soi qui rend chacun de nous responsable de ce que l'on fait, afin de masquer son
angoisse, sa responsabilité.
L'existentialiste déclare volontiers que l'homme est angoisse.
C ela signifie ceci : l'homme qui s'engage et qui se rend compte qu'il est non seulement celui
qu'il choisit d'être, mais encore un législateur choisissant en même temps que soi l'humanité entière, ne saurait échapper au sentiment de sa totale et
profonde responsabilité.
C ertes, beaucoup de gens ne sont pas anxieux ; mais nous prétendons qu'ils s e masquent leur angoisse, qu'ils la fuient ;
certainement, beaucoup de gens croient en agissant n'engager qu'eux-mêmes et, lorsqu'on leur dit : mais si tout le monde faisait comme ça ? il haussent les
épaules et répondent : tout le monde ne fait pas comme ça.
Mais en vérité on doit toujours se demander : qu'arriverait-il si tout le monde en faisait autant ? et
on n'échappe à cette pensée inquiétante que par une sorte de mauvaise foi.
C elui qui ment et qui s'excuse en déclarant : tout le monde ne fait pas comme ça,
est quelqu'un qui est mal à l'aise avec sa conscience, car le fait de mentir implique une valeur universelle attribuée au mensonge.
Même lorsqu'elle se
masque, l'angoisse apparaît.
[...] Il ne s'agit pas là d'une angoisse qui conduirait au quiétisme, à l'inaction.
Il s'agit d'une angoisse simple, que tous ceux qui ont eu des responsabilités
connaissent.
Lorsque, par exemple, un chef militaire prend la responsabilité d'une attaque et envoie un certain nombre d'hommes à la mort, il choisit de le faire
et, au fond, il choisit seul.
Sans doute il y a des ordres qui viennent d'en haut, mais ils sont trop larges et une interprétation s'impose, qui vient de lui, et de
cette interprétation dépend la vie de dix ou quatorze ou vingt hommes.
Il ne peut pas ne pas avoir, dans la décision qu'il prend, une certaine angoisse.
Tous les
chefs connaissent cette angoisse.
C ela ne les empêche pas d'agir, au contraire, c'est la condition même de leur action.
Sartre définit ici l'un des concepts principaux de l'existentialisme, à savoir l'angoisse (lignes 1-12).
L'angoisse est liée, dans le premier paragraphe, à ce que
Sartre a dit de la responsabilité totale de l'homme : si chaque individu choisit non seulement l'homme qu'il est mais « l'image de l'homme tel que nous
estimons qu'il doit être » (p.
32), alors il ne peut éviter l'angoisse face à cette responsabilité écrasante — celle d'être au fondement de ses propres actes, et
d'engager par là l'humanité entière.
O u plutôt il peut l'éviter en tant qu'il est de mauvaise foi et qu'il affirme n'engager que soi en s'engageant.
Qu'est-ce donc
que la mauvaise foi ? Elle est une attitude existentielle qui a la structure du mensonge ; cependant, « ce qui change tout [sous-entendu : par rapport au
mensonge], c'est que dans la mauvaise foi, c'est à moi-même que je masque la vérité.
A insi, la dualité du trompeur et du trompé n'existe pas ici » (L'Être et le
Néant, p.
84).
La mauvaise foi est donc mensonge à soi, qui suppose l'unité d'une conscience : c'est cette mauvaise foi qui caractérise celui qui fuit l'angoisse
en refusant sa responsabilité totale, par exemple celui qui justifie son mensonge en disant que « tout le monde ne fait pas comme ça » (lignes 10-11).
M ais en
fait, cette forme de dénégation révèle l'angoisse qu'elle cherche à dissimuler, car si je mens, c'est précisément que j'attribue implicitement une valeur
universelle au mensonge.
L'angoisse est donc inévitable, même pour celui qui cherche à se cacher qu'il est totalement responsable de ce qu'il fait et qu'il en est responsable aux yeux
de l'humanité : c'est pourquoi l'angoisse ne mène pas au quiétisme, c'est-à-dire au primat de la contemplation sur l'action.
En effet, l'angoisse caractérise la
structure du P our-soi en tant même qu'il agit : il s'agit de ce que Heidegger appelle un « existential », c'est-à-dire un mode d'être nécessaire du Pour-soi, —
nécessaire, car le Pour-soi ne peut pas ne pas être responsable de ce qu'il fait.
Sartre, pour l'expliquer, ' prend l'exemple du chef militaire : celui-ci choisit
toujours seul car, même s'il reçoit des ordres, c'est toujours à lui de décider du sens à donner à ces ordres.
L'angoisse est donc liée ici au fait que parmi les
possibles, je n'en choisisse qu'un et que j'en assume totalement la responsabilité, étant donné que même l'ordre ne le contenait pas : l'angoisse n'est pas
alors la peur qui me paralyse et interdit toute praxis, elle est le vertige de l'homme d'action devant l'infinité des possibles qui s'ouvrent à lui et qui n'ont de
valeur qu'en ce qu'ils sont ses possibles.
Dans la mesure où l'homme est l'être qui peut envisager le possible par opposition au réel, il introduit du néant dans l'être, néant de son propre être à venir qui
reste à déterminer et qui dépend de lui.
L'homme se donne rendez-vous dans le futur par la pensée, mais il a peur de ne pas être au rendez-vous, voire de ne
plus vouloir y être.
Rien ne m'empêche de tout arrêter.
Arrêter ou continuer, cela dépend de moi.
Cette situation, dans laquelle je découvre que je suis au
fondement de ce que j'ai à être est l'angoisse.
L'idée que l'angoisse est le signe de la liberté vient de Kierkegaard.
Révolution pas toujours nettement aperçue dans l'histoire des idées : l e s états
pathologiques font alors une entrée fracassante dans la philosophie moderne.
A insi la conscience ne reste-t-elle plus enfermée dans les normes implicites du bien-être qui avaient été les siennes depuis les Grecs.
Sartre avait d'abord songé à intituler son roman Mélancholia d'après la célèbre gravure de Dürer où l'on voit un homme pensif entouré des symboles du savoir.
C 'est son éditeur Gallimard qui a eu cette trouvaille qui allait faire date dans l'histoire de la pensée: le roman s'appellera La Nausée.
Il pose les bases à partir
desquelles L'Être et le Néant pourra construire sa théorie: l'existence est contingente, il n'y a entre la conscience et l'être des choses aucune commune
mesure..
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