Jean-Paul SARTRE: Cette crise mystique de ma quinzième année
Extrait du document
«
Cette crise mystique de ma quinzième année, qui décidera si elle « a été » pur
accident de puberté ou au contraire premier signe d'une conversion future ? Moi,
selon que je déciderai — à vingt ans, à trente ans — de me convertir.
Le projet de
conversion confère d'un seul coup à une crise d'adolescence la valeur d'une
prémonition que je n'avais pas prise au sérieux.
Qui décidera si le séjour en prison
que j'ai fait, après un vol, a été fructueux ou déplorable ? Moi, selon que je renonce
à voler ou que je m'endurcis.
Qui peut décider de la valeur d'enseignement d'un
voyage, de la sincérité d'un serment d'amour, de la pureté d'une intention passée,
etc.
? C'est toujours moi, selon les fins par lesquelles je les éclaire.
Ainsi tout mon passé est là, pressant, urgent, impérieux, mais je choisis son sens
et les ordres qu'il me donne par le projet même de ma fin.
Sans doute ces
engagements pris pèsent sur moi, sans doute le lien conjugal autrefois assumé, la
maison achetée et meublée l'an dernier limitent mes possibilités et me dictent ma
conduite : mais c'est précisément parce que mes projets sont tels que je réassume
le lien conjugal, c'est-à-dire précisément parce que je ne projette pas le rejet du
lien conjugal, parce que je n'en fais pas un « lien conjugal passé, dépassé, mort »,
mais que, au contraire, mes projets, impliquant la fidélité aux engagements pris ou la décision d'avoir une «
vie honorable » de mari et de père, etc., viennent nécessairement éclairer le serment conjugal passé et lui
conférer sa valeur toujours actuelle.
Ainsi l'urgence du passé vient du futur.
Que soudain [...], je modifie
radicalement mon projet fondamental, que je cherche, par exemple, à me délivrer de la continuité du
bonheur, et mes engagements antérieurs perdront toute leur urgence.
Ils ne seront plus là que comme ces
tours et ces remparts du Moyen Âge, que l'on ne saurait nier, mais qui n'ont d'autre sens que celui de
rappeler, comme une étape antérieurement parcourue, une civilisation et un stade d'existence politique et
économique aujourd'hui dépassés et parfaitement morts.
C'est le futur qui décide si le passé est vivant ou
mort.
1234-
Quelle thèse Sartre veut-il défendre ici et comment procède-t-il pour le faire ?
Relevez tout ce qui a trait aux différents temps dans ce texte, et analysez-en le sens.
Quel sens peut-on donner aux exemples choisis par Sartre ?
La liberté est-elle un absolu ou bien quelque chose de relatif ?
VOCABULAIRE SARTRIEN:
Projet: traduction du terme heideggérien Entwurf.
C'est ce qui caractérise le mode d'être de l'homme en un sens
ontologique radical : l'homme est projet, c'est-à-dire existe en se projetant indéfiniment en avant de soi vers l'avenir,
vers ses fins, vers l'être qu'il a à être sans jamais coïncider avec lui.
Le projet fondamental d'une existence est le
projet qui constitue la signification synthétique profonde des multiples projets secondaires.
C'est ce que vise à mettre
au jour la psychanalyse existentielle.
Engagement : désigne à la fois notre être dans le monde (en écho du « nous sommes embarqués » pascalien) et la
nécessité à laquelle nous ne pouvons nous dérober de nous choisir en nous projetant vers nos possibles, donnant ainsi
un sens à notre être-jeté.
La signification première de l'engagement est donc ontologique, et non politique ;
l'engagement social et politique n'est qu'une spécification - à vrai dire essentielle, puisque nous sommes des êtres
historiques et sociaux - de l'engagement dans son sens ontologique.
Existence : c'est le fait d'être là, de surgir dans le monde et d'avoir à assumer cette présence.
Intentionnalité : visée d'un objet par la conscience qui manifeste ainsi un perpétuel choix d'orientation d'ellemême.
Réponses
1) Sartre veut défendre la thèse selon laquelle l'homme est un être libre par nature, quelles que soient les
circonstances qui paraissent l'enfermer, ou les déterminations qui semblent le conduire, parce que c'est lui, et lui seul,
qui donne un sens à ce qu'il fait et à ce qu'il est.
Sartre illustre sa thèse par des exemples d'expériences
subjectivement vécues — car le sujet, le moi libre est, à ses yeux, la seule source possible de sens.
Certes, les
déterminations externes existent, et Sartre est le premier à le rappeler, mais elles aussi passent par le filtre de la
liberté subjective.
Comme l'écrivait Hegel : « Les déterminations ont sur nous le pouvoir que nous voulons bien leur
donner.
»
2) La liberté, selon Sartre, est la capacité de choisir et de donner du sens à notre existence.
Dès lors, elle arrache
l'homme à l'instant présent, qui est le seul temps réel de l'animal, pour le placer dans une durée où le passé et le futur
ne cessent pas d'être réinventés.
– Un événement passé (crise mystique, incarcération) prend un sens rétrospectif grâce au présent et au futur qui en
dérivent.
– Le projet est une échappée de la conscience hors de l'instant, et éclaire ce qui l'a précédé..
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- La Nausée - Jean-Paul Sartre (1905-1980) - Roman, France, 1938
- L’existence précède l’essence - Jean-Paul Sartre (1905-1980)
- Jean-Paul SARTRE: motifs et mobiles
- Jean-Paul SARTRE: Dostoïevski avait écrit : « si Dieu n'existait pas, tout serait permis »
- Jean-Paul SARTRE: Qu'est-ce que signifie ici que l'existence précède l'essence ?