Jean-Paul SARTRE: Autrui, une menace pour ma liberté ?
Extrait du document
«
Ma chute originelle, c'est l'existence de l'autre...
Existence : c'est le fait d'être là, de surgir dans le monde et d'avoir à
assumer cette présence.
Sur la question d'autrui, Sartre souligne que seul Hegel s'est vraiment
intéressé à l'Autre, en tant qu'il est celui par lequel ma conscience devient
conscience de soi.
Son mérite est d'avoir montré que, dans mon être
essentiel, je dépends d'autrui.
Autrement dit, loin que l'on doive opposer mon
être pour moi-même à mon être pour autrui, « l'être-pour-autrui apparaît
comme une condition nécessaire de mon être pour moi-même » : « L'intuition
géniale de Hegel est de me faire dépendre de l'autre en mon être.
Je suis, ditil, un être pour soi qui n'est pour soi que par un autre.
»
Mais Hegel n'a réussi que sur le plan de la connaissance : « Le grand ressort
de la lutte des consciences, c'est l'effort de chacune pour transformer sa
certitude de soi en vérité.
» Il reste donc à passer au niveau de l'existence
effective et concrète d'autrui.
Aussi Sartre récupère-t-il le sens hégélien de
la dialectique du maître et de l'esclave, mais en l'appliquant à des rapports
concrets d'existence : regard, amour, désir, sexualité, caresse.
L'autre
différence, c'est que si, pour Hegel, le conflit n'est qu'un moment, Sartre
semble y voir le fondement constitutif de la relation à autrui.
On connaît la
formule fameuse : « L'enfer, c'est les autres ».
Ce thème est développé sur
un plan plus philosophique dans « L'être & le néant ».
Parodiant la sentence biblique et reprenant l'idée hégélienne
selon laquelle « chaque conscience poursuit la mort de l'autre ».
Sartre y affirme : « S'il y a un Autre, quel qu'il soit,
quels que soient ses rapports avec moi, sans même qu'il agisse autrement sur moi que par le pur surgissement de
son être, j'ai un dehors, une nature ; ma chute originelle, c'est l'existence de l'autre… »
J'existe d'abord, je suis jeté dans le monde, et ensuite seulement je me définis peu à peu, par mes choix et par mes
actes.
Je deviens « ceci ou cela ».
Mais cette définition reste toujours ouverte.
Je suis donc fondamentalement libre
« projet », invention perpétuelle de mon avenir.
Et je suis celui qui ne peut pas être objet pour moi-même, celui qui
ne peut même pas concevoir pour soi l'existence sous forme d'objet : « Ceci non à cause d'un manque de recul ou
d'une prévention intellectuelle ou d'une limite imposée à ma connaissance, mais parce que l'objectivité réclame une
négation explicite : l'objet, c'est ce que je me fais ne pas être… »
Or je suis, moi, celui que je me fais être.
Et c'est précisément parce que je ne suis que pure subjectivité et liberté,
que le simple surgissement d'autrui est une violence fondamentale.
Peu importe qu'il m'aime, me haïsse ou soit
indifférent à mon égard.
Il est là, je le vois et je découvre que je ne suis plus centre du monde, sujet absolu.
Il me
voit, et avec son regard s'opère une métamorphose dans mon être profond : je me vois parce qu'il me voit, je
m'appréhende comme objet devant une transcendance et une liberté.
Si chaque conscience est une liberté qui rêve d'être absolu, elle ne peut que chercher à transformer la liberté de
l'autre en chose passive.
Sartre illustre d'abord ce conflit à travers l'expérience du regard.
Qu'est-ce qui, en effet,
me dévoile l'existence d'autrui, sinon le regard ? Si je regarde autrui, ce dernier me regarde aussi.
C'est la raison
pour laquelle Sartre envisage les deux moments.
Dans un premier moment, je vois autrui.
Imaginons : « Je suis dans un jardin public.
Non loin de moi, voici une
pelouse et, le long de cette pelouse, des chaises.
»
Situation paisible.
Le décor est neutre, la trame est inexistante : « Un homme passe près des chaises.
Je vois cet
homme… »
Finie la quiétude ! Pourquoi ? Tout simplement parce que je ne le saisis pas seulement comme un objet, mais aussi
et en même temps comme un homme.
Si je pouvais penser qu'il n'est rien d'autre qu'un objet, un automate, par
exemple, je le saisirais « comme étant « à côté » des chaises, à 2,20 m de la pelouse, comme exerçant une certaine
pression sur le sol, etc.
».
Autrement dit ce ne serait pour moi qu'un objet comme les autres, qui s'ajouterait aux
autres : « Cela signifie que je pourrais le faire disparaître sans que les relations des autres objets entre eux soient
notablement modifiées.
En un mot, aucune relation neuve n'apparaîtrait par lui entre ces choses de mon univers… »
Le saisir comme homme, qu'est-ce que cela signifie, sinon saisir une « relation non additive » des objets à lui, une
nouvelle organisation des choses de mon univers autour de cet objet privilégié ? Autrement dit, avec l'apparition
d'autrui dans mon champ de vision, une spatialité se déploie qui n'est pas ma spatialité, un autre centre du monde
apparaît et du même coup un autre sens du monde.
Les relations que j'appréhendais entre les objets de mon univers
se désintègrent : « L'apparition d'autrui dans le monde correspond donc à un glissement figé de tout l'univers, à une
décentration du monde qui mine par en dessous la centralisation que j'opère dans le même temps.
»
Cette décentration du monde fait de moi un sujet glissant.
La désagrégation « gagne de proche en proche » tout
mon univers.
Autrui tend à me « voler le monde ».
Si autrui n'existait que sur le mode d' « être-vu-par-moi », je
pourrais, en m'efforçant de le saisir seulement comme objet, le réintégrer dans ma propre vision du monde.
Mais
autrui me voit.
J'existe sur le mode d' « être-vu-par-autrui ».
Second moment : être vu.
« Imaginons que j'en sois venu à coller mon oreille contre une porte, à regarder par le trou d'une serrure.
Je suis seul
et sur le plan de la conscience non-thétique de moi.
»
Je suis seul & j'existe sur le plan de la conscience non-thétique ou immédiate de moi, cela signifie que mon attitude
n'a aucun « dehors », que je n'ai pas conscience de « moi » comme objet et qu'il n'y a donc rien à quoi je puisse
rapporter mes actes pour les qualifier , les juger.
Je suis mes actes et « ils portent en eux-mêmes leur totale
justification »..
»
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