Aide en Philo

Jean-Paul SARTRE

Extrait du document

Le mot du langage commun est à la fois trop riche (il déborde de loin le concept par son ancienneté traditionnelle, par l'ensemble de violences et de cérémonies qui constitue sa « mémoire », son « passé vivant ») et trop pauvre (il est défini par rapport à l'ensemble de la langue comme détermination fixe de celle-ci et non comme possibilité souple d'exprimer le neuf). Dans les sciences exactes, quand le neuf surgit, le mot pour le nommer est inventé simultanément par quelques-uns et adopté rapidement par tous [...]. Mais l'écrivain - bien qu'il lui arrive d'inventer des mots - a rarement recours à ce procédé pour transmettre un savoir ou un affect. Il préfère utiliser un mot « courant » en le chargeant d'un sens nouveau qui se surajoute aux anciens : en gros, on dirait qu'il a fait voeu d'utiliser tout le langage commun et lui seulement, avec tous les caractères désinformatifs qui en limitent la portée. Si l'écrivain adopte le langage courant, ce n'est donc pas seulement en tant que le langage peut transmettre un savoir mais aussi en tant qu'il ne le transmet pas. Jean-Paul SARTRE

« Le mot du langage commun est à la fois trop riche (il déborde de loin le concept par son ancienneté traditionnelle, par l'ensemble de violences et de cérémonies qui constitue sa « mémoire », son « passé vivant ») et trop pauvre (il est défini par rapport à l'ensemble de la langue comme détermination fixe de celle-ci et non comme possibilité souple d'exprimer le neuf).

Dans les sciences exactes, quand le neuf surgit, le mot pour le nommer est inventé simultanément par quelques-uns et adopté rapidement par tous [...].

Mais l'écrivain - bien qu'il lui arrive d'inventer des mots - a rarement recours à ce procédé pour transmettre un savoir ou un affect.

Il préfère utiliser un mot « courant » en le chargeant d'un sens nouveau qui se surajoute aux anciens : en gros, on dirait qu'il a fait voeu d'utiliser tout le langage commun et lui seulement, avec tous les caractères désinformatifs qui en limitent la portée.

Si l'écrivain adopte le langage courant, ce n'est donc pas seulement en tant que le langage peut transmettre un savoir mais aussi en tant qu'il ne le transmet pas. Déterminisme : théorie consistant à affirmer que tout ce qui arrive dans le monde est l'effet d'une cause préalable.

Le déterminisme est le plus souvent affirmé comme un facteur conditionnant l'activité humaine. [Introduction] Toute personne peut ressentir périodiquement que le langage dont elle dispose, bien qu'elle y reconnaisse en général un moyen de communication adapté à ses besoins, ne correspond pas exactement à ce qu'elle en attend, comme s'il s'agissait d'un vêtement mal adapté à ce qu'elle veut « dire ».

Le vocabulaire étant en effet commun par définition, il peut sembler inadéquat, comme l'avait souligné Nietzsche, à l'expression de la singularité authentique : comment y formuler de l'inédit ? Sartre rappelle qu'un tel problème est vite résolu dans les sciences, et il souligne ensuite la situation paradoxale de l'écrivain : travaillant presque uniquement avec les mots de la langue commune, ce dernier l'adopte aussi comme incapable de transmettre un « savoir » particulier. [l.

La langue pèse par son passé] Le vocabulaire d'une langue n'est pas inventé par celui qui l'utilise : il est un héritage, qui est qualifié par Sartre de manière judicieusement contradictoire.

Le vocabulaire est à la fois « trop riche » et « trop pauvre ». Sa richesse vient précisément de son histoire : chaque mot véhicule une « mémoire », un « passé vivant » — c'est-àdire un passé qui demeure actif, qui n'est jamais là comme du passé achevé, dont le présent du mot pourrait être séparé.

De la sorte, le mot rassemble de multiples significations, qui ne peuvent toutes être maîtrisées (ni même peutêtre recensées et connues lucidement) par l'utilisateur.

Un exemple très simple en est celui du mot « révolution ».

Il a d'abord un sens en astronomie, où il désigne la révolution astrale, avant de prendre une portée politique, qui se révèle rapidement ambiguë, puisque le terme politique peut avoir, selon les personnes, une connotation positive ou négative ; mais ensuite on évoque l'existence de « révolutions scientifiques », qui désignent évidemment des phénomènes tout autres que la révolution de 1789 ou la Révolution soviétique ; puis le même terme se diffuse dans des expressions comme « révolution des moeurs » ou « révolution sexuelle », qui font encore allusion à d'autres phénomènes.

Que cette « mémoire » soit constituée « de violences et de cérémonies » fait de surcroît référence à l'ensemble des relations sociales que peut en quelque sorte résumer un mot, qui a été utilisé (et continue à l'être) dans divers contextes de tension entre groupes ou classes, de rapports plus ou moins conflictuels entre catégories sociales.

De ce point de vue, la consultation d'un dictionnaire fournissant l'étymologie et l'historique d'un mot, même assez ordinaire, montre son enrichissement progressif, les strates de signification qui finissent par se rassembler à son enseigne.

Et il est clair qu'en général, son utilisateur est dans l'ignorance d'une telle généalogie, par rapport à laquelle il se trouve démuni. Mais on peut également considérer avec Sartre que le mot commun est trop pauvre dès que je cherche à y formuler quelque chose de « neuf ».

En effet, il fait partie d'une langue instituée relativement à laquelle mes moyens d'action, pour la faire bouger ou la transformer, sont restreints, pour ne pas dire inexistants.

De ce point de vue, il manque incontestablement de « souplesse » puisque sa définition commune est liée à tout un système de rapports et de différences qu'il m'est impossible de modifier.

En sorte que l'introduction d'un « vécu » (affect, sentiment) singulier y semble quotidiennement impossible : pour la réussir, il faudrait que je prévienne chacun de mes interlocuteurs de mes intentions, et qu'ils les trouvent légitimes.

On retrouve ici des remarques fréquemment faites sur la « pauvreté » du vocabulaire, qui paraît incapable de transmettre l'unicité d'un désir, d'un sentiment : comment faire comprendre que, par exemple, mon amour est unique, si je n'ai pour l'indiquer d'autre terme que celui, si galvaudé et usé, d«< amour » ? Le problème est donc bien plus, pour les besoins d'une expression individuelle, dans cette pauvreté que dans la richesse.

Que cette dernière soit telle que ce que je dis excède ce que j'entendais formuler est peut être moins grave que mon incapacité apparente à formuler, dans le langage tel qu'il m'est fourni, du neuf. [II.

L'introduction du « neuf »]. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles