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Jean-Paul SARTRE

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Autrui, en figeant mes possibilités, me révèle l'impossibilité où je suis d'être objet, sinon pour une autre liberté. Je ne puis être objet pour moi-même car je suis ce que je suis; livré à ses seules ressources, l'effort réflexif vers le dédoublement aboutit à l'échec, je suis toujours ressaisi par moi. Et lorsque je pose naïvement qu'il est possible que je sois, sans m'en rendre compte, un être objectif, je suppose implicitement par là même l'existence d'autrui. Car comment serais-je objet si ce n'est pour un sujet? Ainsi autrui est d'abord l'être pour qui je suis objet, c'est-à-dire l'être par qui je gagne mon objectivité. Si je dois seulement pouvoir concevoir une de mes propriétés sur le mode objectif, autrui est déjà donné. Et il est donné non comme être de mon univers, mais comme sujet pur. Ainsi ce sujet pur que je ne puis, par définition, connaître, c'est-à-dire poser comme objet, il est toujours là hors de portée et sans distance lorsque j'essaie de me saisir comme objet. Et dans l'épreuve du regard, en m'éprouvant comme objectivité non révélée, j'éprouve directement et avec mon être l'insaisissable subjectivité d'autrui. Jean-Paul SARTRE

« "Autrui, en figeant mes possibilités, me révèle l'impossibilité où je suis d'être objet, sinon pour une autre liberté.

Je ne puis être objet pour moi-même car je suis ce que je suis; livré à ses seules ressources, l'effort réflexif vers le dédoublement aboutit à l'échec, je suis toujours ressaisi par moi.

Et lorsque je pose naïvement qu'il est possible que je sois, sans m'en rendre compte, un être objectif, je suppose implicitement par là même l'existence d'autrui.

Car comment serais-je objet si ce n'est pour un sujet? Ainsi autrui est d'abord l'être pour qui je suis objet, c'est-à-dire l'être par qui je gagne mon objectivité.

Si je dois seulement pouvoir concevoir une de mes propriétés sur le mode objectif, autrui est déjà donné.

Et il est donné non comme être de mon univers, mais comme sujet pur.

Ainsi ce sujet pur que je ne puis, par définition, connaître, c'est-à-dire poser comme objet, il est toujours là hors de portée et sans distance lorsque j'essaie de me saisir comme objet.

Et dans l'épreuve du regard, en m'éprouvant comme objectivité non révélée, j'éprouve directement et avec mon être l'insaisissable subjectivité d'autrui." SARTRE. VOCABULAIRE SARTRIEN: Liberté : ce n'est pas une propriété parmi d'autres de l'homme, c'est l'étoffe même de son existence, qui renvoie à cette indétermination (« l'existence précède l'essence ») et à cette ouverture aux possibles qui caractérisent la réalité humaine.

Selon une formule récurrente de Sartre, « l'homme est condamné à être libre ».

De cette liberté découle sa responsabilité.

Elle s'éprouve dans l'angoisse. En-soi : manière d'être de l'ensemble des choses, des êtres distincts de la conscience. Existence : c'est le fait d'être là, de surgir dans le monde et d'avoir à assumer cette présence. Autrui occupe dans notre vie une place essentielle : la plupart de nos sentiments, par exemple l'amour, de nos désirs, de nos passions et peut-être même la pensée supposent l'existence d'autrui.

Or, qu'est-ce qu'autrui pour nous ? Sartre consacre une partie de L'Être et le Néant à analyser la relation existant entre ces deux subjectivités que nous sommes autrui et moi.

Au cours de cette analyse, il est conduit à étudier le regard, plus précisément le fait d'être regardé par autrui ou, alternativement, de le regarder, puisque ce phénomène révèle l'essence de la relation entre deux subjectivités.

En particulier, c'est par et dans le regard d'autrui, vécu comme une transcendance absolument libre, que moi, qui suis une pure subjectivité, ce que Sartre appelle un « pour soi », j'acquiers une objectivité.

C'est à ce thème qu'est consacré ce texte.

Sartre développe ce thème en trois moments : dans un premier temps, jusqu'à « je suis toujours ressaisi par moi », le philosophe rappelle que l'homme est une pure subjectivité, irréductible à toute objectivité, c'est-à-dire au statut ou au mode d'être caractéristique des objets.

Ensuite, jusqu'aux mots « autrui est déjà donné », il montre comment autrui me confère cette objectivité.

Enfin, dans le dernier mouvement du texte, il analyse la manière dont autrui est présent à moi-même quand il me confère l'objectivité en question. Sartre montre d'abord que le sujet n'est jamais un objet pour lui-même.

La première phrase énonce la thèse centrale du texte : le rapport entre deux subjectivités, que Sartre interprète comme le rapport d'un «je» et d'un « il » (et non d'un «je» et d'un «tu »), est un rapport d'objectivisation, autrement dit, autrui me donne un statut d'objet.

Elle expose en outre le mécanisme de cette objectivisation : autrui nie le caractère absolu de ma liberté en affirmant le caractère fini, et non absolument infini, de ce qu'il m'est possible de faire, et il le fait en tant que pure liberté.

Il ne peut arriver à un objet qu'un nombre fini de choses : ce livre ne peut faire chauffer de l'eau, comme le fait une bouilloire.

Si j'étais un objet, je ne pourrais donc faire qu'un certain nombre de choses, alors que, en tant que sujet, je suis pour Sartre absolument libre.

La fin de la première partie explique pourquoi le sujet ne peut à lui seul avoir le statut d'objet : pour Sartre, il n'y a d'objet que pour un sujet, autrement dit, quelque chose n'a le statut d'objet que s'il y a quelqu'un pour lui donner un tel statut. Pour être à lui seul un objet, le sujet devrait à la fois être objet et sujet, il devrait se tourner vers lui-même, c'est-à-dire être dans un rapport réflexif à lui-même, et donc se dédoubler : comme dans un miroir, il devrait se regarder lui-même.

Mais un tel effort est vain par essence, car le sujet est pour le penseur existentialiste une pure négativité : il est la négation de tout ce qui pourrait être affirmé de lui. Le deuxième mouvement du texte analyse ce qu'est essentiellement autrui pour moi.

Pour montrer le lien essentiel entre l'existence d'autrui et la possibilité de ma propre objectivité, Sartre évoque une objection naïve : la liberté absolue du « pour soi » pourrait être une illusion, et le sujet pourrait en réalité avoir les traits caractéristiques des objets, c'est-à-dire des caractères définissant complètement et ce qu'il est et ce qu'il lui est possible de faire.

Par exemple, tout en me croyant libre d'être généreux, je pourrais être objectivement, et donc nécessairement, généreux, ou objectivement pingre, et je ne pourrais m'empêcher d'être généreux ou pingre.

Mais, soutient Sartre, cela revient encore à poser un sujet, puisque tout objet implique par définition un sujet : en supposant que je pourrais être un objet, j'admets l'existence d'un sujet autre que moi-même.

L'avant-dernière phrase du mouvement peut donc caractériser la nature d'autrui pour moi : alors qu'autrui est pour lui-même un « pour soi » absolument libre, comme je le suis moi-même pour moi, à mes yeux, en revanche, autrui est celui par lequel «je gagne mon objectivité ».

Bien plus, autrui est présent dans la relation d'objectivité que je peux avoir avec moi-même : dire, par exemple, de moi-même que je suis objectivement généreux, c'est-à-dire m'attribuer objectivement la propriété de générosité, n'a de sens que parce qu'autrui est implicitement là, rendant possible mon objectivité. Le dernier mouvement caractérise la manière dont autrui, par lequel j'acquiers une « objectivité », m'apparaît : il m'apparaît immédiatement comme une transcendance.

Autrui est un sujet : c'est pour cela que je peux être objet.

Or, le monde est un monde d'objets qui renvoie à un sujet comme à sa source : dans le monde qui est le mien, et qui est différent du monde d'une autre personne, il y a pour moi des livres, des tables, des rochers et des corps...

En conséquence, autrui, en tant que sujet, n'appartient pas au monde, c'est-à-dire n'est pas l'un des objets qui composent pour moi le monde.

Quand autrui m'apparaît, il ne m'apparaît donc pas dans le monde comme un objet, mais il m'apparaît comme un « pour soi », comme un sujet libre.

Dans la mesure où l'on ne connaît que des objets, autrui est donc cet être que je ne peux connaître.

Il est aussi à la fois « hors de portée », puisque c'est une pure liberté, et « sans distance », puisque seul ce qui appartient au monde est à distance.

Le texte s'achève donc légitimement sur la caractérisation d'autrui comme insaisissable liberté, qui se manifeste par essence dans le regard : le regard d'autrui est la manifestation de cette liberté par laquelle j'acquiers un statut d'objet, y compris pour moi-même.. »

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