Jean-Paul SARTRE
Extrait du document
«
Il se peut que je m'agace, aujourd'hui, parce que le mot "amour" ou tel
autre ne rend pas compte de tel sentiment.
Mais qu'est-ce que cela
signifie : (...) A la fois que rien n'existe qui n'exige un nom, ne puisse en
recevoir un et ne soit, même, négativement nommé par la carence du
langage.
Et, à la fois, que la nomination dans son principe même est un
art : rien n'est donné sinon cette exigence; "on ne nous a rien promis" dit
Alain.
Pas même que nous trouverions les phrases adéquates.
Le
sentiment parle : il dit qu'il existe, qu'on l'a faussement nommé, qu'il se
développe mal et de travers, qu'il réclame un autre signe ou à son défaut
un symbole qu'il puisse s'incorporer et qui corrigera sa déviation
intérieure; il faut chercher : le langage dit seulement qu'on peut tout
inventer en lui, que l'expression est toujours possible, fut-elle indirecte,
parce que la totalité verbale, au lieu de se réduire, comme on croit, au
nombre fini des mots qu'on trouve dans le dictionnaire, se compose des
différenciations infinies entre eux, en chacun d'eux - qui, seules, les
actualisent.
Cela veut dire que l'invention caractérise la parole : on
inventera si les conditions sont favorables; sinon l'on vivra mal des
expériences mal nommées.
Non : rien n'est promis, mais on peut dire en
tout cas qu'il ne peut y avoir a priori d'inadéquation radicale du langage à
son objet par cette raison que le sentiment est discours et le discours
sentiment.
Jean-Paul SARTRE
VOCABULAIRE:
A priori: Ce qui précède l’expérience, et n’est tiré que de l’esprit ou de la raison.
Chez Kant, les formes a priori de la sensibilité (l’espace et le temps) et de l’entendement (les catégories) rendent
possible l’expérience (l’a priori est ici transcendantal).
Les marques de l’a priori sont l’universalité et la nécessité.
L’expérience, quant à elle, n’offre que des généralisations et du contingent.
En-soi : manière d'être de l'ensemble des choses, des êtres distincts de la conscience.
Existence : c'est le fait d'être là, de surgir dans le monde et d'avoir à assumer cette présence.
Articulation des idées
1° Sartre part d'un constat: les mots ("amour") nous paraissent impropres à exprimer exactement nos sentiments.
2° Il pose alors sa thèse, contredisant le constat précédent: tout peut être nommé (même l'absence de mots
constitue une nomination)
3.
Il explique alors cette contradiction : pourquoi, bien que tout puisse être nommé, avons-nous le sentiment de ne
pas pouvoir exprimer nos sentiments ? C'est que nommer est un art :
* pour nommer, il faut inventer (et nous n'inventons pas toujours).
Or cette invention n'est pas limitée : « on peut
tout inventer » dans le langage ; on peut donc tout exprimer ;
* justification : le sentiment « parle », il est un discours, qui cherche à s'exprimer et à se réaliser (comme dans l'art :
l'art est un discours cherchant son expression).
4.
Il tire enfin une conclusion générale : « Il n'y a pas a priori d'inadéquation radicale du langage à son objet », c'està-dire que le langage n'est pas en soi, par lui-même, inapte à traduire exactement nos sentiments.
intérêt philosophique du texte
C'est de remettre en question la thèse commune de l'inadéquation du langage avec le sentiment ou la pensée pure
(défendue par certains philosophes comme Bergson), en se plaçant dans le cadre d'une philosophie de la liberté : le
langage n'est pas une totalité déjà faite et donnée, mais il est ce que l'homme en fait : l'homme a le langage qu'il se
donne et en est responsable, comme l'artiste est responsable de son œuvre.
Ce texte a pour terme les rapports des mots à la réalité.
Sartre s'interroge ici sur la nomination.
Sartre relève ainsi la
nécessité du langage qui manifeste toujours par la même occasion ses faiblesses.
Qui n'a jamais l'expérience d'une
incapacité du langage à traduire les sentiments et les émotions? Qui n’a pas fait l’expérience de « chercher ses mots »
? Le langage n’est-il qu’une médiation, un obstacle, entre langage et pensée, langage & réalité, ou peut-il se
comporter en intermédiaire fidèle ? N ‘arrivons-nous à penser qu’en dépit des mots, que malgré le langage ? C'est ici le
problème de l'inadéquation du langage à la chose qui est ici en jeu.
C'est en ce sens qu'il parle d'art au sens d'une
habileté, d'un exercice jamais achevé.
C'est ainsi parce que le langage n'est jamais définitif et stable que rien n'est
promis dans la perfection du rapport du mot à la chose.
Nous constatons alors constamment une inadéquation du
langage à la chose qui sans cesse le déborde.
Mais le langage, par sa richesse peut sans cesse inventer.
Ce qui nous.
»
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