Jean-Jacques Rousseau: La raison peut-elle vaincre les passions ?
Extrait du document
«
"Comment réprimer la passion même la plus faible, quand elle est sans contrepoids? Voilà l'inconvénient des caractères
froids et tranquilles: tout va bien tant que leur froideur les garantit des tentations ; mais s'il en survient une qui les
atteigne, ils sont aussitôt vaincus qu'attaqués; et la raison, qui gouverne tandis qu'elle est seule, n'a jamais de force pour
résister au moindre effort.
Je n'ai été tenté qu'une fois et j'ai succombé.
Si l'ivresse de quelque autre passion m'eût fait
vaciller encore, j'aurais fait autant de chutes que de faux pas.
Il n'y a que des âmes de feu qui sachent combattre et vaincre;
tous les grands efforts, toutes les actions sublimes sont leur ouvrage : la froide raison n'a jamais rien fait d'illustre et l'on
ne triomphe des passions qu'en les opposant l'une à l'autre.
Quand celle de la vertu vient à s'élever, elle domine seule et
tient tout en équilibre.
Voilà comment se forme le vrai sage, qui n'est pas plus qu'un autre à l'abri des passions, mais qui
seul sait les vaincre par elles-mêmes, comme un pilote faite route par les mauvais vents."
Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse (1761).
Ce que défend ce texte:
Dans son sens étymologique, le mot «passion» désigne la souffrance (grec pathos) que subit l'âme, sous l'impulsion de
sentiments ou d'émotions qui dominent l'emprise que celle-ci peut avoir sur elle-même et qui altèrent la lucidité de ses
jugements.
La jalousie, la colère, le désespoir, sont quelques-unes de ces souffrances que le théâtre classique du 17 siècle a su si
bien illustrer, en mettant en scène des «types» de passion-nés, comme A lceste (dans Le Misanthrope, de Molière), soumis
à sa passion mélancolique.
La philosophie grecque avait opposé à l'inquiétude des passions le pouvoir de maîtrise que
notre raison est capable d'instaurer en nous-mêmes.
Rousseau revient dans ce texte sur le prétendu combat entre la
raison et les passions.
C omment les hommes pourraient-ils réprimer par l'obéissance à la raison une passion, demande-t-il, même la plus faible, alors qu'elle est «sans contrepoids»
? La raison ne peut être un contrepoids aux passions car elle n'est pas de même nature qu'elles.
La raison est une faculté, la «lumière naturelle» selon l'image
de Descartes, dont use notre esprit pour atteindre des vérités.
Or les passions sont des forces qui trouvent leur énergie dans le dynamisme de nos instincts et de nos appétits.
II n'y a donc pas à opposer la raison et les
passions, car seule une passion peut s'opposer à une autre, et la raison ne peut avoir aucun effet sur elles.
A ussi les raisonneurs, ces «caractères froids et tranquilles», ont beau jeu de préconiser une lutte acharnée contre elles.
Ils ne parlent ainsi que le temps où
aucune tentation ne les domine, mais «s'il en survient une qui les atteigne, ils sont aussitôt vaincus qu'attaqués», car les beaux principes de la raison, ceux
de maîtrise de soi, de retenue, de mesure et de tempérance, sont emportés alors comme fétu de paille par l'énergie de la passion.
La thèse de Rousseau est donc ici radicale : ce n'est pas seulement envers quelques passions que la raison est impuissante, mais envers toutes, même les
moins fortes, car elle «n'a jamais de force pour résister au moindre effort», c'est-à-dire pour soutenir par ses efforts la moindre lutte contre celles-ci.
Elle ne gouverne donc qu'elle seule, reine sans pouvoir, car l'écart qui existe entre ses recommandations volontaires et les impulsions du corps mesure la
distance infranchissable qui sépare l'âme et le corps.
« Je n'ai été tenté qu'une seule fois et j'ai succombé », voilà ce que dit celui qui croyait pouvoir vivre
sous l'emprise exclusive de la raison, et l'on croit entendre ici l'auteur des Métamorphoses, le poète latin Ovide, lorsqu'il écrivait : « Je vois le bien et je
l'approuve, et je fais le mal ».
Ce à quoi s'oppose cet extrait:
La raison est donc impuissante à nous faire triompher des passions.
Mais au lieu de tirer de ce constat tous les motifs pour se lamenter sur les faiblesses et les imperfections de notre nature, Rousseau parvient à dégager ce
qu'il comporte de positif.
C e ne sont pas les âmes raisonnables et froides qui peuvent combattre les passions, mais «les âmes de feu», celles qui sont soumises aux plus grandes
passions.
C ontrairement à la tradition philosophique, pour laquelle toutes les passions sont mauvaises indistinctement, Rousseau distingue, après Descartes, de bonnes
et de mauvaises passions.
Les bonnes passions, comme celle de la vertu, forment le vrai sage, animent les actions et leur donnent leur dimension sublime,
suscitent les grands efforts pour les grandes causes.
Rousseau reprend donc ici la distinction que Descartes avait posée dans son traité: Les Passions de
l'âme.
À quoi reconnaît-on une bonne passion? A u fait qu'elle soit tournée vers autrui, qu'elle soit animée de générosité et c'est pourquoi la générosité, nous disait-il,
est la meilleure des «bonnes» passions.
C e sont c e s passions-là, ouvertes au bien, qu'on doit donc opposer aux passions destructrices de soi-même et d'autrui et non pas cette impuissante
faculté qu'on nomme raiso n, et qui ne conseille que la prudenc e et la s oumission à la réalité que suggè re l'express ion «être rais onnable».
ROUSSEAU (Jean-Jacques).
Né à Genève en 1712, mort à Ermenonville en 1778.
Il n'est pas dans notre propos de résumer la vie de Rousseau, sou séjour aux Charmettes chez Mme de Warens, à Montmorency chez Mme d'Épinay, ses
travaux de musique, sa persécution par les catholiques comme par les protestants, son voyage en Angleterre après sa fuite de Suisse ou l'hospitalité du
marquis de Girardin à Ermenonville.
Non plus que la mise à l'Assistance Publique des cinq enfants qu'il eut de T hérèse Levasseur, ou sa brouille avec Grimm
et Diderot.
Jean-Jacques Rousseau fut seul, chassé de partout, et c'est en méditant sur son existence malheureuse, qu'il a pu énoncer sa doctrine de
philosophe.
Sa philosophie n'est pas un système, mais une vision de la condition humaine.
— Contrairement aux Encyclopédistes, l'homme, pour Rousseau,
est naturellement bon et juste.
Il fut heureux lorsqu'il vivait sans réfléchir, au milieu de la nature, uniquement préoccupé des soins matériels de la vie
quotidienne.
Puis, il a cherché à paraître, à dominer.
Il a inventé la propriété.
Sont venus l'inquiétude d'esprit, le goût du luxe, l'ambition, l'inégalité, les vices,
la philosophie.
La société a corrompu l'homme, en l'élevant à la moralité.
La vie idéale n'est pas le retour à l'état de nature ; mais elle doit se rapprocher le
plus possible de la vie naturelle.
C 'est le coeur qui fournit à l'homme la preuve des vérités morales et religieuses, qui lui permet de goûter aux plaisirs de la
générosité, de la bienfaisance, de l'amitié.
L'enfant, naturellement bon, doit être éduqué de façon« négative».
Il faut laisser libre cours à son propre
développement.
Rousseau prône les vertus de l'intuition et de l'émotion.
— Le fondement de toute société, c'est le contrat social, par lequel chaque
contractant renonce à sa propre liberté au profit de la communauté, et se soumet à la volonté générale.
Rousseau pose ainsi le principe de la souveraineté
populaire.
Tant en littérature qu'en philosophie ou en politique (la Révolution française le revendiqua), l'influence de Rousseau fut considérable.
Il a
véritablement transformé la sensibilité humaine..
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