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Infidélités de la mémoire

Extrait du document

« A.

Le présent transfigure le passé • Le souvenir, on le sait, s'appauvrit avec le temps.

Demandons à un sujet de dessiner d'après un modèle un motif d'architecture.

Six mois après, invitons le même sujet à dessiner le même motif, mais cette fois de mémoire.

Le souvenir s'est « intellectualisé ».

Le dessin fait de mémoire a des formes plus régulières, plus géométriques que le modèle initial.

Le souvenir a subi une reconstruction dans le sens d'une rationalisation des formes : il se montre simplifié et appauvri. • En même temps qu'il se trouve appauvri, le souvenir apparaît d'une autre manière enrichi, et comme transfiguré par les événements qui lui succèdent et qui ne manqueront pas de se projeter sur lui, à l'occasion des évocations futures.

Rousseau, rédigeant ses Confessions, évoque avec plaisir ses voyages à pied, ses nuits à la belle étoile, les aventures picaresques de sa jeunesse besogneuse.

S'il était resté toute sa vie un vagabond, ce passé lui apparaîtrait moins poétique ! Les réussites de sa maturité contribuent donc à embellir et à poétiser l'évocation de ses débuts difficiles. B.

Le refoulement comme moyen de défense L'infidélité de la mémoire n'est cependant pas un phénomène purement négatif, une simple lacune dans l'évocation.

Elle révèle la présence des préoccupations et des valeurs de la personne qui se souvient.

Freud a bien montré que l'oubli n'est pas simplement le négatif de la mémoire, mais qu'il est le révélateur de la personne.

J'expulse involontairement et inconsciemment de ma conscience claire tout ce qui, dans mon passé, m'est insupportable, ce qui est trop pénible ou contraire aux exigences de ma conscience morale.

Ce qui est oublié n'est pas anéanti, mais « refoulé » dans l'inconscient.

L'oubli remplit ainsi une fonction de défense.

En refusant l'accès de la conscience aux représentations liées à nos désirs les plus inavouables, le refoulement préserve l'équilibre de notre psychisme. C L'oubli, condition du bonheur Cet oubli peut cependant devenir nocif, notamment si le souvenir refoulé réapparaît sous forme de symptômes incompréhensibles pour le sujet lui-même.

Mais l'oubli peut être aussi actif et bénéfique.

Comme le montre Nietzsche, la conservation intégrale du passé dans notre mémoire nous paralyserait complètement et, surtout, nous empêcherait de jouir de l'instant présent.

« Nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l'instant présent ne pourraient exister sans la faculté d'oubli », écrit Nietzsche dans La Généalogie de la morale.

Il faut donc être parfois capable d'oublier — oublier nos échecs, pour nous lancer dans de nouveaux projets, oublier nos déceptions amoureuses, pour être capables d'aimer de nouveau...

A côté du mauvais oubli, il y a donc l'oubli salutaire, signe même de notre liberté. NIETZSCHE : la nécessité de l'oubli Si l'animal jouit d'un bonheur que l'homme jalouse, c'est parce qu'il n'a pas de mémoire supérieure. Seul l'homme dit « je me souviens » et pour cela il lui est impossible de vivre heureux et pleinement. En effet : 1) C'est par la mémoire, conscience du passé, que l'homme acquiert la conscience du temps et donc celle de la fugitivité et de l'inconsistance de toutes choses, y compris de son être propre.

Il sait que ce qui a été n'est plus, et que ce qui est est destiné à avoir été, à n'être plus.

Cette présence du passé l'empêche de goûter l'instant pur, et par conséquent le vrai bonheur. 2) Le passé apparaît à l'homme comme l'irréversible et l'irrémédiable.

Il marque la limite de sa volonté de puissance.

L'instant présent, ouvert sur l'avenir, est le lieu du possible où peut s'exercer sa volonté de puissance.

Le passé, au contraire, change et fige la contingence du présent en la nécessité du « cela a été ».

Dès lors la volonté ne peut que se briser sur cette pétrification du passé qui se donne comme le contre-vouloir de cette volonté.

C'est pourquoi « l'homme s'arc-boute contre le poids de plus en plus lourd du passé qui l'écrase ou le dévie, qui alourdit sa démarche comme un invisible fardeau de ténèbres ». 3) Sans l'oubli l'homme ne peut pleinement vouloir ni agir : il est un être malade, il est l'homme du ressentiment.

La « santé » psychique dépend de la faculté de l'oubli, faculté active et positive dont le rôle est d'empêcher l'envahissement de la conscience par les traces mnésiques (les souvenirs).

Car alors l'homme réagit à ces traces et cette réaction entrave l'action.

Par elles l'homme re-sent, et tant qu'elles sont présentes à la conscience, l'homme n'en finit pas de ressentir, « il n'en finit avec rien ». Englué dans sa mémoire, l'homme s'en prend à l'objet de ces traces dont il subit l'effet avec un retard infini et veut en tirer vengeance: « On n'arrive à se débarrasser de rien, on n'arrive à rien rejeter.

Tout blesse.

Les hommes et les choses s'approchent indiscrètement de trop près, tous les événements laissent des traces; le souvenir est une plaie purulente.

» Le désir de vengeance et le ressentiment Cette tension de la vie pour se surmonter elle-même sous la forme de la volonté de puissance peut-elle aller à l'infini ? Une ascension infinie n'est pas possible parce que la volonté vient se heurter au temps : la volonté de puissance vient achopper sur l'essence du temps comme sur sa limite.

Elle peut bien vouloir l'avenir mais non pas le passé.

Si l'avenir est le domaine qui lui est ouvert, le passé semble lui échapper pour toujours : « En arrière ne peut vouloir la volonté.

» La volonté ne peut vouloir en arrière que sous les formes morbides du désir de vengeance et du ressentiment.

Cette volonté réactive ne veut pas simplement abolir ou annuler ceci ou cela, c'est contre le devenir lui-même dans ce qu'il a d'irréversible et d'inexorable qu'elle s'exerce, parce que c'est à sa propre impuissance à vouloir pour le passé qu'elle se trouve confrontée.. »

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