« Il se faut prêter à autrui et ne se donner qu'à soi-même ». Vous expliquerez et vous discuterez ce précepte de Montaigne ?
Extrait du document
«
INTRODUCTION
Montaigne a fait dans les Essais oeuvre de moraliste : s'analysant lui-même avec lucidité, il est parvenu à une
connaissance approfondie de la nature humaine, car, écrit-il, « chaque homme porte la forme entière de l'humaine
condition ».
Aussi des conclusions se dégagent-elles de son étude, tantôt implicites, tantôt énoncées sous forme de
maximes telles que celle-ci : « Il se faut prêter à autrui et ne se donner qu'à soi-même ».
Ce précepte est de ceux
qui ont paru justifier le reproche d'égoïsme si souvent adressé à Montaigne.
Mais ne faut-il pas y découvrir plutôt la
marque d'un esprit réaliste, qui sait borner ses exigences et ne pas réclamer des hommes plus qu'on n'en peut
raisonnablement obtenir ?
I.
LE POINT DE VUE DE MONTAIGNE
Montaigne lui-même mit en pratique le conseil qu'il donne ici.
Il accepta de mauvais gré les responsabilités
municipales, se retira volontiers de son « ménage », se conduisit très prudemment lors de l'épidémie de peste, et
encouragea en toutes circonstances une mollesse qu'avait favorisée son éducation.
Ce n'est pas là une attitude isolée : la vie courante nous en fournit chaque jour des exemples.
Beaucoup d'enfants
reçoivent fréquemment le conseil de « se défendre », de laisser les autres « s'arranger entre eux ».
Parfois les
accidents donnent lieu à des scènes pitoyables où les témoins fuient leurs responsabilités, hésitent même à porter
secours aux victimes.
A tous les niveaux, les activités bénévoles trouvent peu d'amateurs.
Cette conduite élémentaire, dictée par l'égoïsme instinctif de l'être humain, est quelquefois érigée en système.
Si l'«
égotisme » de Stendhal prend cette forme, il s'épanouit plus nettement, à la fin du XIXe siècle, chez André Gide ou
Maurice Barrés.
Dans Les Nourritures Terrestres, Ménalque refuse tout attachement, et sa disponibilité est une fuite
permanente ; pour le héros du Culte du Moi, les hommes sont les « Barbares » en face desquels il doit s'affirmer.
Ne se donner qu'à soi-même Ce refus de l'engagement, dans tous les cas cités, vise un même but : qu'il s'agisse
d'égoïsme ou d'égotisme, le «moi» est la fin de toute action.
Ce don exclusif à soi-même prend plusieurs formes chez
Montaigne.
Il consiste d'abord en une recherche systématique du genre de vie le mieux adapté à ses tendances
profondes.
La quête du bonheur repose sur une étude détaillée de soi : qu'il définisse son attitude en face de la
politique ou qu'il constate son inaptitude à réfléchir assis, l'auteur des Essais a toujours pour fin la satisfaction de sa
propre nature.
Là encore, les adeptes modernes de Montaigne ne manquent pas.
Ils cherchent à jouir totalement de leur être, eux
aussi, en se souciant le moins possible de leur entourage.
Tyranneaux domestiques, bureaucrates pusillanimes, les
Joseph Prud'homme abondent ; ils ne se retirent pas dans les « librairies », mais ils soignent leur confort physique,
choisissent leur fauteuil et leurs pantoufles, se consacrent à leurs collections.
Ils ne sont que les caricatures de ce que souhaitait Montaigne.
A un niveau plus élevé, nous retrouvons les mêmes
principes chez le héros des Thibault, Antoine, le médecin.
Que ce soit en amour ou en politique, il se refuse à
s'engager tout entier, pour préserver l'équilibre qui constitue sa force essentielle.
Le Ménalque de Gide et le Philippe
de Barrés recherchent l'un la totalité des sensations, l'autre la conquête de sa personnalité.
Et leurs tentatives ont
suscité de multiples imitateurs.
II.
L'ÉGOÏSME DE CE POINT DE VUE
A l'époque cependant, elles ont suscité aussi de nombreux détracteurs, dont Barrés évoque les « récriminations, les
sempiternelles déclamations ».
Ses principes, en effet, contredisent l'altruisme inconditionnel prêché habituellement
par la morale.
Se prêter à autrui Les commentateurs ont jugé sévèrement l'attitude de Montaigne dans les circonstances que nous
avons signalées ; on a pu y voir la marque d'une lâcheté égoïste qui conduisit plusieurs fois l'écrivain à se retrancher
de la communauté humaine, par souci de sa tranquillité personnelle.
Sans les Essais, Montaigne n'eût été qu'un
gentilhomme paresseux et obscur.
Son éducation avait fortifié son penchant à l'indolence, et son refus de suiVre
l'exemple paternel le fit peut-être faillir à sa mission.
Ses principes vont à rencontre de ceux que nous préférons aujourd'hui, sa vie nous paraît beaucoup moins
exemplaire que celle d'Agrippa d'Aubigné, qui sut agir et défendre son idéal sans sombrer dans le fanatisme.
De
Polyeucte au Katow de la Condition humaine, notre littérature est riche de personnages qui sacrifient tout à la
cause qu'ils croient juste ; ce don total de soi, c'est celui des personnages de Saint-Exupéry, mourant pour
l'Aéropostale ; celui, dans la Peste, du docteur Rieux renonçant à toute vie personnelle pour enrayer une épidémie ;
celui des hommes qui se battent quotidiennement pour ce qu'ils croient juste.
La phrase de Montaigne semble
condamner toute forme d'héroïsme, tout acte qui subordonne l'intérêt personnel à celui d'autrui.
Ne se donner qu'à soi-même Montaigne justifie cependant son dessein par la connaissance qu'il acquiert de la nature
humaine à travers sa propre nature.
Cette source d'inspiration parut scandaleuse à Pascal : « Le sot projet, écrivitil, qu'il a de se peindre ».
Vue sous l'angle religieux, l'oeuvre de Montaigne enfreint apparemment la loi évangélique
d'altruisme.
La formule est équivoque en effet.
L'homme qui se préoccupe seulement de lui-même peut le faire avec le souci
louable de se perfectionner.
Mais il risque aussi de s'évader dans un monde intérieur qui le coupera de l'action — et.
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