HOBBES: Les noms des choses
Extrait du document
«
Les noms des choses qui ont la propriété de nous affecter, c'est-à-dire de
celles qui nous procurent du plaisir ou du déplaisir, ont, dans la
conversation courante des hommes, une signification changeante parce
que tous les hommes ne sont pas affectés de la même façon par la même
chose, ni le même homme à des moments différents.
Étant donné en effet
que tous les noms sont donnés pour signifier nos représentations et que
toutes nos affections ne sont rien d'autre que des représentations,
lorsque nous avons des représentations différentes des mêmes choses,
nous ne pouvons pas facilement éviter de leur donner des noms
différents.
Car même si la nature de ce que nous nous représentons est la
même, il reste que la diversité des façons que nous avons de la recueillir,
diversité qui est fonction de la différence de constitution de nos corps et
des préventions de notre pensée, donne à chaque chose une teinture de
nos différentes passions.
C'est pourquoi, lorsqu'ils raisonnent, les
hommes doivent prendre garde aux mots, lesquels ont aussi, au-delà de
ce que nous imaginons leur être propre, une signification renvoyant à la
nature, à la disposition et à l'intérêt de celui qui parle; tels sont les noms
des vertus et des vices : car un homme appelle sagesse ce que l'autre
appelle crainte; et l'un appelle cruauté ce que l'autre appelle justice; l'un
prodigalité ce qu'un autre appelle magnificence; l'un gravité ce qu'un
autre appelle stupidité, etc.
Il en résulte que de tels noms ne peuvent jamais être les véritables fondements
d'aucune espèce de raisonnement.
Les métaphores et les figures du discours ne le peuvent pas davantage:
mais elles sont moins dangereuses parce qu'elles professent leur caractère changeant, ce que ne font pas
les autres nomes.
[Introduction]
Il n'est pas rare, dans une conversation courante, que deux personnes se fâchent l'une contre l'autre...
avant de se
rendre compte finalement qu'elles voulaient dire la même chose mais s'étaient comprises de travers.
Et ceci est
d'autant plus fréquent sur les sujets qui nous passionnent: la politique, le sport, les copains, etc.
S'interroger sur les
risques de mésentente et de quiproquo et sur leurs origines s'avère donc très utile, non seulement pour éviter les
disputes, mais aussi leurs conséquences parfois tragiques, de la rupture (amoureuse ou amicale) jusqu'au conflit armé.
Dans un passage du Léviathan, Hobbes s'intéresse à cette question et estime que le sens des mots qui produisent en
nous des sensations ou des sentiments se révèle très variable: il est donc nécessaire de se méfier de ce type de mots
dans un raisonnement, surtout lorsqu'il se veut méthodique et rigoureux, comme c'est le cas en philosophie.
Ceci nous
amène à une série de questions sur le langage et ses usages.
Pourquoi le sens des mots peut-il varier d'une personne à
une autre? À quoi les mots sont-ils reliés? Quelle est la conséquence de cela sur notre compréhension mutuelle? Et
pourquoi est-ce particulièrement grave dans des domaines comme la morale, le droit ou la politique? Pouvons-nous
finalement faire confiance aux mots? Dans un premier temps, nous analyserons au travers de la première partie du
texte l'origine ou le principe de ces variations.
Puis nous en dégagerons les conséquences, en tirant les leçons de la
deuxième partie.
[I.
Les mots (au moins ceux qui nous affectent) ont un sens variable qui dépend de notre subjectivité]
[1.
Le contexte de l'analyse de Hobbes]
Hobbes commence par étudier le sens des mots dans le cadre de la « conversation courante ».
Cette précision est très
importante car les mots sont toujours utilisés dans des contextes précis: dans la cour de récréation, au café, en cours
de maths, dans une conférence sur les escargots, une réunion de travail de dirigeants d'entreprise, entre experts
devant une machine en panne.
Certains de ces contextes, du fait de leur technicité et du thème particulier qui y est
abordé, donnent beaucoup moins lieu à des incompréhensions liées au
sens des mots que les autres.
Le cas le plus défavorable néanmoins est celui que choisit Hobbes pour effectuer sa
démonstration : c'est bien dans la « conversation courante » que la rigueur est la moins grande; dès lors, c'est aussi le
cadre dans lequel la place de la subjectivité est la plus forte.
Il va donc jouer le rôle de miroir grossissant pour montrer
les imperfections du langage qui ont une répercussion moins apparente mais tout aussi réelle dans les autres
contextes.
[2.
Le sens des mots dépend de nos affections]
En effet, quel que soit le contexte, nous utilisons des mots qui dénotent « des choses qui ont la propriété de nous
affecter », autrement dit, qui produisent en nous un effet psychologique: ce qui nous touche, nous frappe, nous
émeut,...
et nous conduit à ressentir quelque chose (des affections): plaisir gustatif ou esthétique, abattement,
surprise, colère, joie, attendrissement, dégoût...
Nous pouvons même nous demander si ce n'est pas le cas de tous les
mots, ou du moins d'une grande partie d'entre eux.
En effet, même des mots ou expressions neutres comme « racine
carrée de 2 », « virus informatique », « steack-purée » ou « gastéropode hermaphrodite » peuvent très bien être
associés dans notre esprit, directement ou indirectement (par associations d'idées, d.
la psychanalyse), à des
représentations agréables ou désagréables qu'ils ne semblent pas comporter en eux-mêmes.
Il s'avère donc très
difficile d'estimer le nombre de mots qui ont une signification changeante; mais on peut supposer qu'il est important..
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