Henry: Le travail est-il uniquement un concept économique ?
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Les deux caractéristiques qui définissent en premier lieu le travail, c'est qu'il est à la fois pénible et inévitable, qu'il est
une triste nécessité.
Tout au plus peut-on parfois parler d'un plaisir ou d'une joie dans le travail, mais il semble souvent
que les deux éléments restent étrangers l'un à l'autre, et que la joie dans le travail ne soit pas toujours une joie du
travail, mais uniquement la satisfaction liée à ce qu'il procure.
Comment articuler ce qui relève des nécessités de la
survie et la poursuite du bonheur, le minimum et le maximum ? On peut par ailleurs hésiter sur ce qui est travail et ce
qui ne l'est pas.
Ces hésitations, si elles ne signalent pas seulement une pensée prise au piège des mots, posent le
problème de l'unité de ce concept.
Les différents sens du mot « travail » : effort, accomplissement ou obligation,
recouvrent-ils une activité unique ou n'y a-t-il là qu'une simple homonymie ?
Que l'on doive travailler, c'est une réalité qui n'a pas nécessairement une signification morale, puisque cette contrainte
s'impose à nous de toute façon comme une nécessité pratique, vitale, biologique.
Comment relier cette nature première
à la valorisation morale du travail, aux exigences de justice et d'égalité qui se manifestent pourtant à son sujet ? Ces
questions mêmes témoignent d'un besoin de l'homme : celui de donner un sens – si possible un sens spécifiquement
humain – à ce qui pouvait n'apparaître que comme simple activité mécanique, machinale.
D'où la difficulté, par exemple,
d'accepter l'exploitation dans le travail ou l'appropriation du travail d'autrui, alors qu'on n'ira pas s'indigner que, dans la
nature et pour les nécessités de la survie, les gros poissons mangent les petits ! Chaque homme ne se sent-il pas
concerné avant tout par la survie de soi et des siens, par ce qu'il détient, ses propres biens ? Comment cela peut-il se
conjuguer à l'idée de responsabilité sociale ? Le travail semble ainsi relever à la fois de la nature et de la culture, de la
contrainte et de la moralité.
Le travail peut-il être élevé au rang d'une valeur? Encore faudrait-il savoir si cette valeur, il la possède en lui-même, ou
si elle ne lui serait pas plutôt conférée de l'extérieur.
On peut ainsi penser qu'un travail n'a de valeur que relativement
à l'intention qui l'anime ou au sens qu'on lui donne.
Ainsi en va-t-il pour le travail comme vecteur d'intégration sociale :
est-ce par simple souci d'efficacité, ou afin de pouvoir contribuer à la société ? Pour soi ou pour les autres ?
Mais pour que l'homme puisse donner une valeur au travail, encore faut-il qu'il puisse le reconnaître comme une activité
qui lui est propre.
Sur ce plan, il est parfois difficile de distinguer le travail de l'activité instinctive de l'animal.
Sans
doute le travail humain comporte-t-il une part essentielle de réflexion, d'élaboration rationnelle, de choix, d'artifice, que
l'on ne reconnaît pas chez l'animal.
Mais cette différence doit sans doute être relativisée : est-elle si tranchée, si
radicale ? Ne reste-t-il pas, dans le travail humain, bien des aspects instinctifs ? La division du travail n'est-elle pas
déjà présente chez les animaux ? Il n'est pas sûr que ces différences soient vraiment décisives, qu'elles suffisent à
distinguer le travail humain du comportement animal.
L'idée de la liberté dans le travail paraît problématique, puisque celui-ci semble l'activité imposée par excellence, celle
qu'on ne décide pas, ou dont on ne décide que dans des bornes très précises qu'il ne nous revient pas de fixer.
Toutefois, c'est par le travail que l'homme se rend maître de la nature, qu'il s'agisse de son environnement extérieur ou
de sa propre nature humaine.
Par son travail, l'homme produit des objets, et d'abord des outils qui lui permettent de
transformer le monde et lui-même, dans un sens voulu par lui, si ce n'est en tant qu'individu, du moins en tant qu'être
social.
Cependant, le monde de la société et le monde technique engendrent de nouvelles contraintes à leur tour, de
sorte qu'il apparaît que l'homme n'échappe à une sujétion que pour entrer sous une autre : le déterminisme naturel
cède la place au déterminisme social ou scientifique.
Or une contrainte n'est pas moins contraignante parce qu'elle a
été choisie, ou parce qu'elle émane de nous-mêmes.
Ne sommes-nous pas aujourd'hui condamnés à la technique et à
l'efficacité ?
On le sait, notre monde moderne se caractérise par le développement technique inouï auquel nous serions condamnés.
La technique semble du reste tellement imbriquée dans toutes nos activités, qu'elle paraît à la fois omniprésente et
difficile à saisir, à isoler, spectaculaire et invisible.
Son aspect le plus frappant réside dans les machines, qui en sont la
manifestation constante.
Mais le règne de la technique ne se limite nullement à la seule utilisation de machines et
s'exerce dans bien d'autres domaines : en tant que procédure et savoir-faire.
Autre paradoxe : la technique est à la
fois ce que nous utilisons et ce qui nous utilise, le symbole de la maîtrise comme de la soumission, de la liberté et de la
servitude.
Cela non seulement parce que la technique contraint les corps, puisque en somme elle est une force, mais
aussi, et peut-être davantage encore, parce que notre esprit, nos pensées, nos désirs sont suscités ou commandés
par elle.
La facilité dans la vie et le travail, justification essentielle et atout majeur de la technique, ne nous prive-telle pas, par exemple, de l'effort essentiel à la constitution de notre être ?
Tout travail s'applique à la transformation d'un donné, qu'il soit naturel ou artificiel, c'est pourquoi il est souvent défini
comme une activité productive.
La notion de production semble toutefois réductrice, car bien des activités y
échappent sans qu'on puisse si facilement les exclure de la sphère du travail, pour en faire des jeux ou des loisirs, par
exemple la création artistique.
L'enseignement ou l'industrie du service en général posent un problème semblable.
La
technique nous renvoie également à la sphère de la production, où l'élément intellectuel semble prendre une place
variable.
Il a peut-être plus d'importance aujourd'hui, dans la mesure où techniques et sciences semblent devenir
indissociables, mais de multiples tâches sont encore dotées d'un caractère répétitif et peu créatif.
En ce sens,
sciences et techniques peuvent se distinguer, dans leur fonctionnement, leur nature et leur genèse.
Néanmoins, à
travers leur développement, l'homme explore un nouveau rapport avec la nature et sa possible transformation, et sur
ce plan technique et travail sont solidaires.
La technique, moyen d'action, volontiers conquérante, dominatrice, plus
efficace que jamais, apparaît aussi comme une source de dangers et de risques, suscite des suspicions, plus ou moins
bien fondées, en tant que symbole d'une volonté de puissance qui inquiète.
L'homme contemporain se voit donc.
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