Henri Bergson: La mémoire est-elle indispensable à la conscience ?
Extrait du document
«
"En réalité, le passé se conserve de lui-même, automatiquement.
Tout
entier, sans doute, il nous suit à tout instant : ce que nous avons senti,
pensé, voulu depuis notre première enfance est là, penché sur le présent qui
va s'y joindre, pressant contre la porte de la conscience qui voudrait le
laisser dehors.
Le mécanisme cérébral est précisément fait pour en refouler
la presque totalité dans l'inconscient et pour n'introduire dans la conscience
que ce qui est de nature à éclairer la situation présente, à aider l'action qui
se prépare, à donner enfin un travail utile.
Tout au plus des souvenirs de
luxe arrivent-ils, par la porte entrebâillée, à passer en contrebande.
Ceuxlà, messagers de l'inconscient, nous avertissent de ce que nous traînons
derrières nous sans le savoir.
Mais, lors même que nous n'en aurions pas
l'idée distincte, nous sentirions vaguement que notre passé nous reste
présent.
Que sommes-nous en effet, qu'est-ce que notre caractère, sinon la
condensation de l'histoire que nous avons vécue depuis notre naissance ?"
Henri Bergson, L'Évolution créatrice (1907), P.U.F
Ce que défend ce texte:
Ce texte de Bergson tente de nous montrer que notre passé ne disparaît jamais,
mais qu'il se conserve en nous automatiquement.
Alors que notre mémoire consciente ne nous livre que quelques bribes confuses de ce passé, il existe selon l'auteur une
«autre mémoire», inconsciente.
Celle-ci conserve de manière exhaustive, c'est-à-dire complète et intégrale, tout «ce
que nous avons senti, pensé, voulu depuis notre première enfance».
Il faut alors expliquer pourquoi tous ces souvenirs ont été enfouis hors du champ de la conscience, dans ce qu'il faut
bien appeler «l'inconscient».
Pourquoi, si tout est conservé, notre mémoire nous apparaît-elle souvent si lacunaire et
défaillante, au point que nous doutons parfois de la valeur de ses témoignages ?
La réponse de Bergson tient à la fonction qu'il attribue à la conscience.
Celle-ci est un éclairage centré sur la situation
présente, adaptation éclairée à l'action qui se prépare.
Or la conscience, pour favoriser cette adaptation, doit disposer
uniquement des informations les plus immédiatement utiles à cette fin.
C'est la mémoire qui lui fournit de telles
informations en puisant dans le souvenir des expériences passées qui aideront à l'action présente.
Ainsi n'ai-je pas besoin d'avoir présent à l'esprit tout mon passé pour bien me concentrer sur la manoeuvre que je suis
en train d'exécuter, dans un travail manuel par exemple.
Au contraire, l'abondance de ces données nuirait même à mon
attention en encombrant inutilement mon esprit.
C'est pourquoi la conscience ne garde-t-elle que «ce qui est utile à
éclairer la situation présente».
Un autre problème se pose alors : comment savons-nous que cette mémoire inconsciente existe? C'est parce qu'il
existe des signes, « des souvenirs de luxe» qui arrivent parfois à passer à la conscience.
Ces souvenirs sont
précisément «de luxe» car, comme les objets du même nom, ils sont inutiles, et ne servent pas à éclairer l'action
immédiate.
Ils peuvent être qualifiés de «messagers de l'inconscient», et se rappellent de temps en temps inopinément
à notre bon souvenir comme ces images de l'enfance qui parfois nous traversent.
Mais ce passage «en contrebande» nous fait sentir, pressentir que tout notre passé est là, qu'il nous suit à tout
instant, «pressant contre la porte de la conscience».
Cette pression est d'autant plus forte qu'elle est en réalité en
continuité avec notre présent.
Nous ne percevons pas cette continuité car nous croyons que nos souvenirs les plus anciens ont disparu à jamais.
Or
ils sont notre être, ou plutôt nous sommes «la condensation de l'histoire que nous avons vécue depuis notre
naissance».
Et cette condensation, nous l'appelons notre «caractère», terme dont la singularité ne doit pas nous faire
oublier qu'il désigne l'intégralité de notre histoire passée.
Ce à quoi s'oppose cet extrait:
On pourrait croire que Bergson anticipe ici l'inconscient dont Freud aura tant de mal à accréditer l'existence.
Pourtant
l'inconscient freudien n'est pas comparable à celui décrit dans ce texte, car il est «dynamique», composé des désirs
refoulés de l'enfance.
Alors que, chez Bergson, cet inconscient qui est le document même sur lequel s'inscrivent tous les événements de ma
vie, peut passer de lui-même à la conscience, même si l'attention à l'action présente ne l'exige pas, il en va tout
autrement chez Freud.
L'inconscient dont nous parle la psychanalyse est absolument inaccessible «tel quel», car il
existe une force qui maintient ses représentations hors du champ de la conscience.
Celui qu'évoque Bergson, au contraire, ne doit son caractère qu'au rétrécissement du champ de la conscience aux
seules données qui peuvent aider la situation présente et l'action efficace.
C'est pourquoi l'inconscient freudien est si
mystérieux, car les désirs qui en proviennent se déguisent, revêtent des formes qui les font ressembler à des rébus ou
des énigmes.
La mémoire cachée dont nous parle Bergson n'offre, en revanche, aucun décryptage, car l'inconscient qu'elle constitue
est l'histoire même de notre existence..
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