Heidegger: Le rapport de l'art et de la vérité
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Heidegger: Le rapport de l'art et de la vérité
Heidegger a posé la question de l'origine de l'oeuvre d'art : celle-ci est avant
tout une chose.
Une peinture est avant tout un tableau, présenté d'exposition
en exposition, ou siégeant dans un musée.
Mais Heidegger distingue trois types
de choses : la chose naturelle, l'outil (défini par son utilité) et l'oeuvre.
Aristote
a montré qu'une chose se compose d'une matière (hylè) qui reçoit une forme
(morphé, eidos).
Par sa
matière, l'oeuvre d'art est donc une chose comme toutes les autres.
Cependant,
dans un objet utilitaire, la forme de la chose détermine le choix de sa matière :
ainsi, pour fabriquer une enclume, on choisira un acier dur, capable de supporter
les chocs et la chaleur.
Or on interprète en général les choses naturelles et les
oeuvres d'art à partir de la fabrication des outils, par anthropomorphisme.
L'homme se définissant comme fabricateur d'outils, il étend cette pratique et son
processus à l'ensemble de l'étant, soit à la totalité des choses, de la même
manière que l'on conçoit Dieu comme un créateur ex-nihilo, qui aurait tiré le
monde du néant pour lui donner l'être par son travail.
Or, l'artiste ne fabrique
pas des oeuvres d'art comme l'artisan fabrique des outils.
L'oeuvre d'art révèle la
vérité des choses qu'elle représente.
Bien loin d'être une imitation, elle dévoile
l'essence de l'être qu'elle produit au sens non technique du terme : une
production (poiesis) qui trouve sa propre finalité en elle-même, qui dévoile ou laisse apparaître ce qui était caché,
latent.
"C'est poétiquement que l'homme habite cette terre [...] et ce qui demeure est instauré par les poètes."
En réaction contre le subjectivisme nietzschéen, la pensée heideggérienne de l'art constitue d'abord une rupture
radicale avec l'esthétique en général, en tant que celle-ci, à la façon de Kant, fait graviter l'art et le beau autour du
sujet, qu'il soit réceptif (esthétique du plaisir) ou qu'il soit créatif (esthétique de l'ivresse).
Le centre de gravité de l'art, comme va le montrer de façon décisive la conférence sur « L’origine de l'oeuvre
d'art», c'est l'oeuvre.
Mais d'où vient l’oeuvre ? Elle tire de toute évidence son origine de l'artiste.
Mais n'est-on pas
artiste uniquement par les œuvres que l'on a réalisées L’artiste est à l'origine de l'oeuvre, mais l'oeuvre est l'origine de
l'artiste.
Mais où réside l'art ? Non pas dans la capacité de l'artiste, mais dans l'effectivité de l'oeuvre.
Il faut bel et
bien partir de l'oeuvre.
Qu'est-ce donc qu'une œuvre ?
Première constatation : une œuvre d'art est d'abord une chose.
Les œuvres, comme des choses, sont transportables,
stockables, plus ou moins périssables, éventuellement commercialisables.
Mais qu'est-ce qu'une chose? Les définitions
traditionnelles, métaphysiques, de la chose suffisent-elles pour le dire et pour jeter une lumière sur l'essence de
l'œuvre.
Nullement.
Heidegger analyse en particulier la définition de la chose comme une matière qu'a reçu l'empreinte
d'une forme, qui semble convenir parfaitement à l'oeuvre d'art.
Cette définition, héritée d'Aristote, dérive en fait d'un
modèle instrumental, utilitaire et artisanal.
C'est de l'outil (la traduction française dit à tort : « produit ») que nous
vient la notion de la chose comme matière informée.
Une cruche, une paire de chaussures sont des alliages de matière
et de forme, dans lesquels le matériau, l'argile, le cuir, ont été choisis en fonction de l'usage précis auquel ces outils
sont destinés.
Dans l'usage, le matériau est oublié.
Quand un outil fonctionne, il laisse disparaître la matière dont il
est fait.
Seul apparaît l'usage.
En est-il de même pour l'oeuvre ? Si nous regardons, suggère Heidegger, un tableau
de Van Gogh représentant une paire de souliers, nous ne pouvons évidemment rien en faire.
Mais le tableau nous
montre l'outil en tant qu'outil, la relation de ces souliers au travail de la terre qui les a usés et déformés.
Ces souliers
usés évoquent le lien obscur avec la terre et le dur monde du paysan (ou de la paysanne) qui les a portés.
L’oeuvre
d'art ne présente donc pas ici simplement de façon réaliste et imitative une matière et une forme, une chose enfermée
dans son contour ou son usage, mais la vérité implicite d'une chose, que son usage ordinaire cache.
Le tableau de
Van Gogh révèle les souliers dans leur vérité, l'être-outil de l'outil : il dégage une vérité qui est dévoilement et non pas
simple adéquation.
L’oeuvre est irréductible à une simple chose, explicable par le couple matière-forme, parce qu'elle a
cette capacité de monstration d'une vérité.
Mais la vérité que montre l'oeuvre d'art n'est pas une vérité abstraite, un
horizon en général.
C'est une vérité située dans le temps et dans l'espace qui est à chaque fois celle d'un monde et
d'une terre déterminés.
Pour éviter de retomber dans le schéma de l'imitation suggéré par l'exemple des souliers (pourtant il s'agissait
simplement de montrer que l'oeuvre d'art n'est pas un outil, car l'outil contrairement à l'oeuvre se fait oublier au profit
de son fonctionnement, et il n'est là ni pour se faire voir lui-même dans sa matérialité, ni pour faire voir le monde qui
l'entoure), Heidegger passe à un autre exemple, celui du temple grec.
Un temple grec n'est à l'image de rien, n'imite
rien.
Que fait-il ? Il met en place un monde et révèle une terre.
Le temple présente et célèbre un monde.
Or un monde, montre Heidegger, n'est ni un assemblage d'objets ni une
sorte de récipient qui les contiendrait, mais c'est un libre espace de possibilités, l'espace de sens et de relations
qu'ouvre un peuple par ses choix essentiels, ses décisions concernant la vie / la mort, le vrai / le faux, l'humain / le
divin, etc.
Le temple, lorsqu'il fait voir les dieux dans ses sculptures, les fait venir à la présence.
En outre, un monde.
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