Hegel: Raison et Histoire
Extrait du document
«
1.
La ruse de la raison
En croyant poursuivre leurs passions et leurs intérêts, les hommes réalisent des fins qui n'entraient pas dans leurs
intentions.
« Rien de grand ne s'est fait sans passions », car c'est en se servant des passions, moteur de l'activité
humaine, que la raison se réalise dans l'histoire.
Les hommes d'action tels Alexandre, César, Napoléon, en servant leurs
ambitions, ont ainsi réalisé un nouvel état du monde, une nouvelle figure de l'universel.
2.
« Le réel est rationnel »
Il faut comprendre cette célèbre formule hégélienne comme une équivalence du rationnel et du réel : le réel est
rationnel, au sens où il est soumis à des lois et n'est pas livré au hasard, et est ce qui agit vraiment dans l'histoire.
Mais, inversement, le rationnel désigne nécessairement la réalité d'un processus à l'oeuvre dans l'histoire.
« La masse gigantesque des volontés particulières, des initiatives et des entreprises des hommes, voilà les
instruments et les moyens qu'emploie l'Esprit Universel pour atteindre sa fin ultime...
Ces réalités vivantes
que sont les individus et les peuples, en cherchant à satisfaire leurs fins privées sont en même temps les
moyens et les instruments d'une fin plus haute, plus vaste dont ils ne savent rien et qu'ils accomplissent
inconsciemment...
Telle est mon hypothèse que la Raison gouverne le monde, qu'elle a donc gouverné et
gouverne toujours l'histoire...
César fit la guerre [à ses associés] dans le but intéressé de sauvegarder sa
vie, son honneur et sa sécurité...
Mais ce que lui assura l'accomplissement de cette fin (le pouvoir pour lui
seul à Rome) était en même temps en soi un processus nécessaire dans l'histoire de Rome et du monde...
Voilà le rôle des grands hommes dans l'histoire.
Leur propre but privé s'identifie avec l'essence de la volonté
de l'Esprit Universel.
[Aux peuples] le grand homme montre, et il accomplit ce qui est leur propre tendance,
immanente en eux.
»
(HEGEL, Introduction à la Philosophie de l'histoire.)
Le vrai est le tout.
La formule : « Le vrai est le tout » apparaît dans le véritable manifeste qu'est la Préface de Hegel (1770-1831) à la
Phénoménologie de l'esprit (1807).
Dans ce texte, Hegel présente une nouvelle façon de philosopher, qui rompt avec le romantisme et que l'on nomme
dialectique.
L'ambition de Hegel est de ressaisir la totalité de l'histoire (de la réalité historique, mais aussi de la
philosophie, de l'art, etc.) comme une unité.
« Le vrai est le tout » signifie que l'on ne comprend une chose qu'en
refusant de l'isoler et de la considérer hors du processus dans lequel elle s'insère.
« Le vrai est le tout » est, à première lecture, une formule énigmatique.
Cependant, celle-ci peut définir la dialectique
de Hegel ; la vérité n'est pas seulement un moment, quelque chose d'immédiat, le but d'une recherche.
La vérité est à
la fois le but et le chemin qui y conduit, et isoler le résultat, c'est se priver de la «plénitude du détail », de
l'intelligibilité du processus dans lequel cette vérité se délivre.
Hegel commence abruptement sa préface par la dénonciation de la façon dont on comprend habituellement le rapport
des doctrines philosophiques.
On cherche seulement en quoi l'une s'oppose à l'autre, et l'on croit que si l'une est vraie
l'autre est fausse.
C'est contre cette conception du vrai et du faux, comme s'excluant réciproquement, de façon
statique, que s'élève toute l'oeuvre de Hegel, attitude que résume notre formule « Le vrai est le tout.
»
La façon traditionnelle de comprendre l'histoire de la philosophie « ne conçoit pas la diversité des systèmes comme le
développement progressif de la vérité: elle voit plutôt seulement la contradiction dans cette diversité.
» Or, remarque
Hegel, on pourrait tout aussi bien dire, avec la même conception que la fleur réfute le bouton, et le fruit la fleur.
En effet, la fleur chasse le bouton et en manifeste la fausseté : « Ces formes ne sont pas seulement distinctes, mais
encore chacune refoule l'autre, parce qu'elles sont mutuellement incompatibles.
»
Il est clair qu'un tel point de vue est erroné, en ce qu'il isole de façon brutale et absurde chaque moment (bouton,
fleur, fruit), alors que l'un amène l'autre, que leur enchaînement est nécessaire, et que chaque étape ne se comprend
que comme maillon d'un processus unitaire.
« Cette égale nécessité constitue seule la vie du tout.
»
Cet exemple simple doit nous mettre sur la voie qu'ouvre la dialectique, et en particulier la façon dont elle comprend
l'histoire de la philosophie.
Un système ne réfute pas plus l'autre que la fleur ne réfute le bouton.
Chaque doctrine n'est
qu'un moment unilatéral de la vie du tout, de l'exposition et la compréhension de la vérité.
Le bouton n'est pas « faux
», il est insuffisant, il est amené nécessairement à être dépassé, nié par la fleur.
Mais celle-ci est littéralement
incompréhensible, impossible sans le bouton dont elle conserve quelque chose.
On peut dire que le fruit est virtuellement contenu dans le bouton, comme l'homme est déjà contenu dans l'embryon.
Mais cette totalité ne s'est pas encore déployée, n'a pas atteint sa vérité, son acmé, il lui manque « la plénitude du
détail ».
« Le vrai est le tout » signifie donc que comprendre, c'est comprendre la totalité d'un processus, d'un mouvement,
dont chaque figure est nécessaire.
Isoler un moment, voire même isoler le résultat, n'est rien d'autre que faire violence
à la vérité.
Il faut comprendre chaque étape comme résultat (qui nie, dépasse et conserve ce qui l'amène, comme la
fleur nie, dépasse et conserve le bouton), mais un résultat qui lui-même est régi par la contradiction et doit relancer le
processus (comme la fleur amènera le fruit).
A la conception d'une opposition figée et rigide (le vrai s'oppose au faux,
telle doctrine à telle autre), Hegel substitue l'idée d'un développement organique.
Chaque moment unilatéral amène
nécessairement l'autre, et comprendre la vérité est comprendre le moment comme tel, comme étape, résultat, devenir..
»
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