Hegel: Les passions font-elles la grandeur de l'homme ?
Extrait du document
«
"Rien ne s'est fait sans être soutenu par l'intérêt de ceux qui y ont collaboré ; et
appelant l'intérêt une passion, en tant que l'individualité tout entière, en mettant à
l'arrière-plan tous les autres intérêts et fins que l'on a et peut avoir, se projette en
un objet avec toutes les fibres intérieures de son vouloir, concentre dans cette fin
tous ses besoins et toutes ses forces, nous devons dire d'une façon générale que
rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion.
[...] La passion est regardée comme une chose qui n'est pas bonne, qui est plus ou
moins mauvaise ; l'homme ne doit pas avoir de passion.
Passion n'est pas d'ailleurs
le mot tout à fait exact pour ce que je veux désigner ici, j'entends en effet,
ici, d'une manière générale l'activité de l'homme dérivant d'intérêts particuliers,
[...] d'intentions égoïstes, en tant que dans ces fins il met toute l'énergie de son
vouloir et de son caractère en leur sacrifiant [...
] tout le reste.
[...]
Je dirais donc passion, entendant par là, la détermination particulière du caractère
en tant que ces déterminations du vouloir n'ont pas un contenu uniquement privé,
mais constituent l'élément moteur et énergique d'actions générales."
Georg W.
E Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire (1837), trad.
J.
Gibelin, Vrin
Ce que défend ce texte:
Pourquoi Hegel veut-il donner aux passions une telle valeur ? La réponse tient en ceci : dans les sociétés organisées,
la raison devient « vivante » lorsque les hommes agissent sous l'autorité du droit.
Les règles de droit, qui substituent
aux rapports de violence des principes de coexistence raisonnables et justes, en sont l'incarnation même.
Or, nous dit Hegel, le droit n'est pas dans l'histoire « l'élément actif de l'ordre du monde ».
Cela signifie que ce n'est
pas lui qui fait avancer cet ordre, mais la force et la violence, expressions des passions humaines, lesquelles font les
révolutions, les coups d'État et instaurent un nouveau droit, exactement comme cela s'est passé pour la Révolution
française, sanglante entre toutes.
Le droit sans la force qui l'instaure n'est rien et ne lui préexiste pas.
C'est là une
évidence rappelée au début de ce texte : « Rien ne s'est fait sans être soutenu par l'intérêt de ceux qui y ont
collaboré » et, si nous appelons l'intérêt une passion, nous devons alors reconnaître que « rien de grand ne s'est
accompli dans le monde sans passion ».
Mais cette thèse, selon laquelle la passion est le bras armé de la raison et la réalise à l'insu même des hommes, n'est
pas sans difficulté.
Les passions sont par nature tournées vers leur intérêt propre.
Elles se révèlent nécessairement
égoïstes puisqu'elles sont des expressions du désir.
Comment passer de l'antagonisme des passions qui centrent
l'individu sur son moi propre, lorsque, pour servir son intérêt, il « se projette en un objet avec toutes les fibres
intérieures de son vouloir », à la réalisation d'un but caché et inconscient, le triomphe du droit ?
Hegel s'efforce alors de résoudre la difficulté en s'appuyant précisément sur l'élément qui fait problème : l'individualité.
Car ce qui rend la passion active, c'est précisément son individualité.
Celle-ci n'est pas nécessairement opposée à
l'universalité du but auquel elle participe.
Ainsi, les motivations toutes particulières, voire purement égoïstes, qui
animaient chacun des acteurs de la Révolution française, n'ont pas empêché, bien au contraire, cette révolution de
s'accomplir, et, avec elle, le progrès du droit.
La collaboration des passions, Hegel la nomme « ruse de la raison », car la raison utilise les passions pour produire un
ordre qui se retourne contre elles.
En effet, la Loi qu'elles permettent d'instaurer a précisément pour fonction de
substituer aux rapports de violence passionnelle les relations de droit, dans lesquelles ces passions sont niées.
C'est pourquoi Hegel donne un nouveau sens au mot passion, qui en marquera de manière décisive l'usage moderne : «
Je dirai donc passion, entendant par là la détermination particulière du caractère en tant que ces déterminations du
vouloir n'ont pas un contenu purement privé, mais constituent l'élément moteur et énergique d'actions générales.
»
Ce nouveau sens ne désigne donc plus la souffrance liée au désir, mais l'énergie de la volonté tournée vers un but
commun à d'autres hommes.
Ce à quoi s'oppose cet extrait:
La scène véritable où se joue le malheur humain est l'histoire, dont l'absurdité saute aux yeux.
On ne peut nier qu'elle
concentre, en effet, tant de guerres, tant de sacrifices parfois dérisoires, qu'on peut se demander si elle n'est pas une
« histoire racontée par un idiot », ainsi que Shakespeare, dans sa pièce Macbeth, définit la vie humaine.
C'est pourquoi Hegel déclarait dans un de ses cours de 1830, à propos du déclin des civilisations : « Il est déprimant de
savoir que tant de splendeur, tant de belle vitalité a dû périr et que nous marchons au milieu des ruines.
Le plus noble
et le plus beau nous fut arraché par l'histoire : les passions humaines l'ont ruiné.
»
Or ce sont précisément les passions, causes apparentes de la ruine des civilisations que Hegel s'efforce de convertir
dans ce texte en élément moteur, mais caché, du progrès de la raison.
La tâche est difficile car la passion a mauvaise réputation et la philosophie n'a cessé, depuis l'Antiquité, de la regarder
« comme une chose qui n'est pas bonne, qui est plus ou moins mauvaise ».
Le mot « passion » désigne en effet cet
état où domine le désir, la force incontrôlée des sentiments sur lesquels la raison ne semble pas avoir de prise.
C'est.
»
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