Gaston Bachelard
Extrait du document
«
Dans l'éducation, la notion d'obstacle pédagogique est également
méconnue.
J'ai souvent été frappé du fait que les professeurs de
sciences, plus encore que les autres si c'est possible, ne comprennent
pas que l'on ne comprenne pas.
Peu nombreux sont ceux qui ont creusé la
psychologie de l'erreur, de l'ignorance et de l'irréflexion [...].
Les
professeurs de sciences imaginent que l'esprit commence comme une
leçon, qu'on peut toujours refaire une culture nonchalante en redoublant
une classe, qu'on peut faire comprendre une démonstration en la
répétant point par point.
Ils n'ont pas réfléchi au fait que l'adolescent
arrive dans la classe de Physique avec des connaissances empiriques
déjà constituées : il s'agit alors, non pas d'acquérir une culture
expérimentale, mais bien de changer de culture expérimentale, de
renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne.
Un seul
exemple : l'équilibre des corps flottants fait l'objet d'une intuition
familière qui est un tissu d'erreurs.
D'une manière plus ou moins nette, on
attribue une activité au corps qui flotte, mieux au corps qui nage.
Si l'on
essaie avec la main d'enfoncer un morceau de bois, il résiste.
On
n'attribue pas facilement la résistance à l'eau.
Il est dès lors assez
difficile de faire comprendre le principe d'Archimède dans son étonnante
simplicité mathématique si l'on n'a pas d'abord critiqué et désorganisé le
complexe impur des intuitions premières.
En particulier sans cette
psychanalyse des erreurs initiales, on ne fera jamais comprendre que le corps qui émerge et le corps
complètement immergé obéissent à la même loi.
Ainsi toute culture scientifique doit commencer, comme nous l'expliquerons longuement, par une catharsis
intellectuelle et affective.
VOCABULAIRE:
EMPIRIQUE (adj.): Qui découle de l’expérience ou qui ne se règle que sur elle.
Le savoir empirique découle largement
de l’habitude, qui lui permet de repérer des régularités dans l’expérience (par exemple, telle plante soulage toujours
telle douleur).
Ce savoir s’obtient par tâtonnements, par essais et erreurs, mais ce n’est pourtant pas un savoir
scientifique ou expérimental.
En effet, il ne sait pas vraiment expliquer ce qu’il observe, il ignore les causalités
réellement agissantes (par exemple, l’action physique-chimique de la plante dans l’organisme).
DÉMONSTRATION : C’est un raisonnement conduisant à une conclusion certaine car nécessaire (aucune autre
n’étant possible).
La démonstration est une preuve ne reposant que sur la raison.
Le sceptique demande généralement
alors ce qui prouve la raison…
La question
Plutôt qu'une question proprement dite, il s'agit de la rectification d'une manière de voir, au sujet de la connaissance
scientifique.
Celle-ci ne progresse pas par accumulation, mais par rupture avec une vision précédente.
Cette idée,
chère à Bachelard, est ici présentée à travers une réflexion de nature pédagogique, qui est l'occasion d'une petite
polémique à l'égard du monde enseignant.
Signalons tout de suite ici le piège : il ne s'agit pas de discuter dans la copie
des qualités et des défauts que vous connaissez à vos professeurs, ni même d'une façon générale de transformer la
réflexion en « question de société ».
Ce n'est pas seulement parce que le correcteur n'a pas envie d'être agressé par
votre copie, ni non plus grossièrement flatté (encore que cela soit déjà une bonne raison de s'abstenir).
C'est tout
simplement parce qu'il ne s'agirait pas là d'une question philosophique.
Pour en finir avec cette éventuelle tentation,
rappelons que Bachelard est mort en 1962.
Cela dit, il est bien question d'apprentissage dans ce texte, et ce n'est pas
seulement pour illustrer un thème.
Si l'on veut à tout prix nommer la question que traite le texte, on pourrait la formuler
tout simplement en disant : « qu'est-ce qu'apprendre ? ».
Pour comprendre le texte
La notion d'obstacle constitue un apport conceptuel essentiel de l'épistémologie bachelardienne, et mérite une petite
explication préalable à l'étude du texte.
On croit souvent que la science progresse de façon linéaire, par accumulation
de connaissances, et selon cette représentation simpliste il n'y a au fond d'autre « obstacle » à ce progrès que
l'absence provisoire de réponses aux questions qui se posent, en attendant que l'amélioration des techniques
d'investigation ou bien l'arrivée soudaine d'un « génie » qui a enfin l'idée qu'il fallait ne vienne faire reculer les frontières
de l'ignorance.
Le fondement conscient ou non de cette représentation est la croyance en l'existence d'une raison uniforme : on peut
mal raisonner, voire ne pas raisonner du tout comme lorsque l'on se laisse aller au délire de l'imagination, mais si l'on
raisonne selon les règles de la logique universelle, et pour peu que l'on ait fait les expériences nécessaires qui
fournissent à la raison un contenu, l'on ne peut qu'aboutir à s un résultat objectivement démontré.
Or, une telle façon
de voir les choses méconnaît la réalité concrète de la pensée scientifique.
Une découverte n'a pas lieu comme par.
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