Friedrich Nietzsche: Quelle est la fonction de l'art ?
Extrait du document
«
"L'art doit avant tout embellir la vie, donc nous rendre nous-mêmes tolérables aux
autres et agréables si possible : ayant cette tâche en vue, il modère et nous tient
en brides, crée des formes de civilité, lie ceux dont l'éducation n'est pas faite à des
lois de convenance, de propreté, de politesse, leur apprend à parler et à se taire au
bon moment.
De plus, l'art doit dissimuler ou réinterpréter tout ce qui est laid, ces choses
pénibles, épouvantables et dégoûtantes qui, malgré tous les efforts, à cause des
origines de la nature humaine, viendront toujours de nouveau à la surface : il doit
agir ainsi surtout pour ce qui en est des passions, des douleurs de l'âme et des
craintes, et faire transparaître, dans la laideur inévitable ou insurmontable, son
côté significatif."
Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain (1878), éd.
Colli-Montinari, trad.
I.-C.
Hemery, Gallimard
Ce à quoi s'oppose cet extrait:
On a coutume de dire que le propre de l'art est d'offrir au monde des oeuvres d'art, oeuvres dont la fonction alimente
le discours de l'esthétique depuis l'Antiquité.
Nietzsche soutient, dans cet extrait, que cette conception est trop
étroite, trop restrictive, et que la sacralisation des oeuvres n'est qu'un prolongement accessoire du sens véritable de
cette activité qu'on appelle l'art.
Réduire celui-ci aux seules productions que sont les tableaux et autres sculptures des grands maîtres, c'est-à-dire
limiter l'art aux beaux-arts, est là une vue bien pauvre que dénonce la première phrase du texte : le sens de l'art n'est
pas de produire des oeuvres qui iront ensuite s'entasser dans les musées, car « l'art doit avant tout embellir la vie ».
Cette affirmation en étend ainsi considérablement la notion car Nietzsche ne sous-entend pas ici que, par quelque
vertu « décoratrice », les oeuvres viendraient embellir notre environnement et nos espaces d'existence.
Le sens est
tout autre : il s'agit d'affirmer que l'art est un embellissement de toute la vie, car l'art est dans la vie, il est la vie
même.
Ce terme en vient donc à désigner ici l'effort d'« esthétisation » de toute notre existence, dans tous ses aspects et
toutes ses conduites.
Cette conception assurément très originale suscite toutefois des questions.
Qu'appelle-t-on
exactement embellir la vie ?
Ce que défend ce texte:
La réponse que donne Nietzsche évoque, contre toute attente, des comportements moraux, comme « nous rendre
nous-mêmes tolérables aux autres et agréables si possibles ».
Une certaine forme d'ordre et de retenue dans notre
conduite aussi, par lequel l'art nous « modère et nous tient en brides, crée des formes de civilité, lie ceux dont
l'éducation n'est pas faite à des lois de convenance, de propreté, de politesse, leur apprend à parler et à se taire au
bon moment ».
L'art embellit donc la vie en la civilisant, en atténuant ou effaçant les rigueurs d'une nature grossière
que l'éducation et les règles du savoir-vivre n'ont pas policées.
Certes, Kant avait bien affirmé, au XVIII' siècle, que l'art était à l'image de la morale, puisque le beau était le symbole
du bien.
Chez Kant, en effet, l'analogie postulée entre l'art et la morale avait pour principe le désintéressement.
L'acte
moral doit être désintéressé de la même manière que l'est le regard de l'artiste, qui ne vise plus la consommation mais
la pure contemplation du monde.
Mais Nietzsche va ici beaucoup plus loin, puisqu'il ne s'agit plus ici d'une simple
analogie.
Une vie ordonnée et éduquée, tel est ici le sens de cette esthétisation de la vie en quoi consiste l'art.
Derrière cette conception se cache cependant une autre idée.
La conduite civilisée doit nous faire oublier la
grossièreté de notre nature, l'emprise brutale des passions et des pulsions, c'est-à-dire ce qui est laid en nous.
L'art
doit, dans notre existence même, nous faire oublier ce que notre nature comporte de laid et d'insupportable : « l'art
doit dissimuler ou réinterpréter tout ce qui est laid, ces choses pénibles, épouvantables et dégoûtantes qui, malgré
tous les efforts, à cause des origines de la nature humaine, viendront toujours de nouveau à la surface.
»
Il faut donc comprendre ici que Nietzsche donne à la laideur un sens résolument moral et non pas esthétique, où dans
son sens traditionnel elle désigne la difformité des formes et la seule qualité plastique.
La laideur dont il est ici question
est celle des passions, puisque les « origines de la nature humaine » sont celles de ce bouillonne-ment pulsionnel que
l'auteur a nommé « volonté de puissance ».
Cette expression désigne la source de nos appétits et la force aveugle du
désir.
L'art est donc la culture humaine dans son acception la plus générale, qui oppose, au déchaînement des appétits et de
la volonté de puissance, les règles de la vie en société et l'oubli de notre nature.
Plus précisément, l'art fait
transparaître « dans la laideur inévitable et insurmontable » de nos passions, leur côté « significatif», c'est-à-dire leur
côté fécond et productif, porteur de sens.
Ainsi, l'esthétisation de la vie parvient-elle à « convertir » nos pulsions les
plus destructrices en oeuvres de civilisation.
Parmi ces oeuvres, il y a les beaux-arts, mais c'est là un cas particulier
parmi d'autres que l'on a, à tort, beaucoup trop privilégié..
»
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