Fixation, conservation et reconnaissance du souvenir
Extrait du document
«
I.
La mémoire, d'après le Vocabulaire de Lalande, est une « fonction psychique consistant dans la reproduction d'un état de conscience
passé avec ce caractère qu'il est reconnu pour tel par le sujet ».
Comment se fixe le souvenir? Comment se conserve-t-il? Comment le
reconnaissons-nous?
II.
Nous ne fixons pas la totalité de notre présent.
De quoi le choix dépend-il? Pour les gestaltistes, c'est la forme de l'objet qui
détermine la fixation du souvenir.
Une mélodie est plus facile à fixer dans la mémoire qu'une suite de sons quelconques parce que la
mélodie constitue une « bonne forme » qui s'impose aisément.
Mais les gestaltistes oublient les facteurs subjectifs de la fixation.
En
fait, si nous retenons la mélodie c'est parce qu'elle nous émeut.
C'est donc en fonction de nos valeurs personnelles, de nos
préoccupations, de nos centres d'intérêt que nous fixons le passé.
III.
Une fois fixé, le souvenir pourra nous revenir à l'esprit, soit spontanément, soit après un effort volontaire d'évocation.
Mais
comment peut-il rester à notre disposition? Sous quelle forme survit-il? Que deviennent nos souvenirs quand nous n'y pensons pas?
C'est le problème classique, le problème philosophique fondamental de la conservation du souvenir.
IV.
On a proposé à ce problème une solution matérialiste.
Pour Ribot, le souvenir se conserve dans le cerveau sous forme de traces
matérielles; la théorie s'appuie sur les localisations cérébrales : tel malade après une hémorragie cérébrale concernant le lobe pariétal
droit perd toute une catégorie bien déterminée de souvenirs, les souvenirs tactiles (agnosie tactile) : sa main gauche est incapable de
reconnaître les objets qu'elle palpe.
Tel autre malade, après une lésion de la troisième circonvolution frontale gauche (zone de Broca),
perd le souvenir des mots articulés.
Il est aphasique.
V.
Dans son célèbre ouvrage Matière et Mémoire, Bergson refuse la thèse matérialiste, oppose la mémoire spirituelle à la matière
organique et s'efforce de réfuter Ribot.
La destruction d'un territoire cérébral, dit Bergson, ne supprime pas le souvenir mais seulement
la possibilité matérielle d'évoquer le souvenir.
L'aphasique n'a pas perdu le souvenir puisque :
a) il proposera des périphrases dont le sens équivaut à celui des mots perdus.
S'il a oublié le mot « non » il dira par exemple : « c'est
un petit mot pour exprimer le refus » ;
b) le mot perdu peut très bien revenir à la faveur d'une émotion : Par exemple, ce malade s'énerve, se met en colère et déclare : « Eh
bien non! Je n'arriverai pas à retrouver ce mot!!! »
VI.
Bergson propose alors une distinction entre l'habitude qu'il reconnaît matérielle et la mémoire qu'il veut purement spirituelle.
Réciter par cœur un poème, c'est l'habitude, c'est liaison de mécanismes neuromusculaires montés dans l'organisme.
Mais me souvenir
que j'ai lu pour la première fois ce poème un soir de septembre, dans un parc, sur un banc vermoulu, cela c'est pure mémoire, image
singulière dans l'esprit.
VII.
Le souvenir pur se conserverait donc spirituellement — en dehors du corps.
Le corps (c'est-à-dire avant tout le cerveau) a
cependant un rôle à jouer : il sert à actualiser les souvenirs, à les rendre conscients lorsqu'ils sont utiles pour l'action présente.
Ce rôle
caractéristique du corps explique que dans les maladies de la mémoire les noms propres soient oubliés plus facilement que les noms
communs et les noms communs plus facilement que les verbes.
C'est qu'à mesure qu'on va du verbe au nom propre, on s'éloigne de
l'action tout de suite imitable, jouable par le corps; la symbolisation d'un nom propre en mouvements est évidemment une opération
plus compliquée, plus délicate que la matérialisation motrice de ce que représente le verbe.
VIII.
Le souvenir rendu conscient, actualisé par l'opération cérébrale existe cependant dans l'inconscient, dans l'esprit pur, dès le
moment où il est enregistré.
Ainsi rien n'est oublié, tout notre passé est là.
Le rêve nocturne fournit ici à Bergson une illustration de sa
théorie sur la conservation intégrale du passé.
Ici, plus de sélection des souvenirs puisque les exigences de l'action s'effacent; « rêver,
c'est se désintéresser.
» Les images du passé, même les plus lointaines, les plus étranges, reviennent alors en foule et en désordre.
IX.
A la réflexion, cette conservation intégrale du passé dans un esprit pur et inconscient semble aussi peu claire que la conservation
du passé dans la matière cérébrale selon Ribot.
Au fond une perception conservée (que ce soit dans l'inconscient ou dans le cerveau)
est quelque chose de présent, de donné.
On comprend mal qu'elle se date elle-même comme passé; comme dit Merleau-Ponty : « elle
n'ouvre pas, en arrière de nous, cette dimension de fuite et d'absence qu'est le passé ».
X.
D'où la théorie phénoménologique qui se refuse à parler de la conservation du souvenir.
Le souvenir n'est pas une chose rangée
dans une armoire, c'est l'acte de poser le passé comme passé.
Or ce sont les choses qui se conservent; un acte en tant qu'acte est ou
n'est pas, mais ne se conserve pas.
Acte implique actualité, présent, jugement actuel de l'esprit.
XI.
Tout souvenir est acte présent du jugement.
Ce qui se conserve est plutôt aide-mémoire que souvenir à proprement parler.
Ces
aide-mémoire sont d'ailleurs non seulement d'ordre organique (conçus comme des circuits familiers, empruntés par l'influx nerveux,
'plutôt que comme des empreintes statiques) mais aussi d'ordre social.
Le souvenir est un acte de reconnaissance du passé qui
s'appuie sur des repères, sur des « cadres sociaux », comme dit Halbwachs.
En disant « avant la guerre, après la guerre », « aux
vacances dernières », etc., je suscite des souvenirs divers : grâce aux repères sociaux, je puis « battre les buissons du passé et faire
lever des volées de souvenirs ».
Ainsi le passe ne se conserve pas dans la mémoire mais on le reconstruit à partir du présent grâce
aux cadres sociaux de la mémoire.
Et par là même toute reconnaissance implique un début de localisation..
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