Faut-il vivre comme si nous ne devions jamais mourir ?
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«
Le "faut-il" est à prendre à la fois comme "doit-on" et comme "peut-on".
P ourquoi faudrait-il vivre comme si nous ne devions jamais mourir (qu'apporte le
fait de se sentir immortel) ? Et est-ce possible ? Q uelle part d'inconscience comporte cette volonté de croire que l'on ne mourra jamais ? Q uelles en sont
les conséquences ? Que nous apporte au contraire le fait de savoir que l'on va mourir ? La mort donne-t-elle un sens à la vie ou au contraire la rend-elle
absurde ? D e nombreux auteurs, surtout les existentialistes, comme Sartre, se sont posés cette question (L'Existentialisme est un humanisme, ou
Situations I, Le mythe de Sisyphe).
Heidegger, dans Être et temps, montre que c'est dans la conscience qu'il va mourir que l'homme réalise l'importance de
son existence.
Dans la Lettre à Ménécée, Épicure se demande au contraire quelle est l'importance de la mort puisque le sentiment d'exister, de vivre est le
plus fort.
Il remet en question et condamne toute réflexion sur la mort pendant que nous vivons.
C omment réagit un homme quand il sait qu'il va mourir, et
peut-il l'ignorer (par exemple, regarder les différentes réactions des personnages de La Peste, de C amus) ?
Analyse du sujet
• Faut-il...
? : la question est posée en termes d'exigence, d'impératif.
Nous n'avons pas à nous interroger sur une possibilité, mais sur une nécessité.
Mais
qu'est-ce qui peut justifier un tel impératif ?
• Le comme si renvoie au caractère imaginaire et hypothétique de la proposition qui suit.
Il ne s'agit pas de faire de la science-fiction (de nous croire
soudain immortels), mais d'occulter ce que nous savons être notre lot à tous.
• Pour bien vivre, devons-nous anéantir la perspective de la mort, l'oublier volontairement et faire comme si elle ne nous concernait pas ?
Identification de la problématique.
La question met en cause la position morale de l'homme face à sa propre mort.
Doit-il vivre en ignorant la mort ? Mais ce serait reconnaître alors que l'idée
de la mort est un obstacle au « bien-vivre ».
L'homme doit-il céder à l'illusion de l'immortalité pour vivre en paix, ou trouver au contraire dans la méditation
de la mort le secret de son existence ?
Introduction
Le sujet présente un double paradoxe.
D'abord il suggère que je puisse me donner délibérément une règle qui semble impliquer ou bien un refus de savoir,
comme si l'on devait vivre en cultivant l'inconscience et l'aveuglement, ou bien, pour le moins, un refus de tenir compte de ce que l'on sait : vivre comme si
je ne devais jamais mourir, c'est soit feindre l'ignorance, et mimer une régression vers un état de nature, comme celui où se trouve le sauvage de Rousseau,
dont les « projets bornés comme ses vues s'étendent à peine jusqu'à la fin de la journée », soit ériger l'inconséquence en principe, puisque je vis selon ce
que je sais être faux.
Ensuite, même si je sais que je vais mourir, ma vie ordinaire la plus commune semble manifester que je n'y prends pas garde.
Lorsque
nous nous lançons dans des entreprises, dont nous ne sommes pas sûrs de voir le terme, lorsque les années futures s'inscrivent dans nos projets,
n'agissons-nous pas spontanément comme si nous ne devions jamais mourir ? A uquel cas le conseil serait superflu.
Ne paraît-il pas plus sensé et
raisonnable de rappeler à l'homme son humaine et mortelle condition : memento mori, afin qu'il mette sa vie en accord avec la connaissance qu'il a de la
mort à venir ? Mais qu'est-ce alors qu'une vie dirigée par la conscience de la brièveté de la vie ?
I - La pensée de la mort comme devoir de lucidité
a) Les Stoïciens nous rappellent qu'il y a un devoir de lucidité : « V ous vivez comme si vous deviez toujours vivre ; jamais vous ne pensez à votre fragilité »
(Sénèque, De brevitate vitae).
Il y a donc comme une contradiction entre la vérité de notre vie et notre manière de la vivre.
« C'est en mortels que vous
possédez tout, c'est en immortels que vous désirez tout ».
Est-ce parce que nous oublions notre condition que nos désirs en deviennent infinis ? Ou est-ce
parce que nos désirs et nos projets s'étendent toujours plus avant que nous oublions que nous sommes mortels ?
b) L'homme de l'immédiat, l'homme à l'état de nature de Rousseau, vit dans le pur présent sensible : incapable de se projeter hors de ce présent dans un
temps qui n'est pas, il ignore à la fois l'avenir et la mort.
c) Le sage au contraire sait que nous somme mortels, et il connaît l'avenir comme un temps qui ne m'appartient pas.
La mort est pour lui comme l'absolu de
cette dépossession : non seulement l'avenir ne m'appartient pas, mais ma vie ne m'appartient pas non plus, puisque la mort m'en dépouillera.
La mort est
donc comme l'horizon de tout avenir.
Ainsi, se rappeler que l'on est mortel, c'est cesser de fuir hors du présent, c'est refuser de s'égarer.
L'homme ordinaire
présente ce paradoxe qu'il vit dans l'avenir sans la mort.
En ce sens, oublier que nous sommes mortels, n'est-ce pas l'origine du divertissement ?
II - Le divertissement
a) Le divertissement semble traduire l'inquiétude secrète de la mort.
L'âme se répand au dehors, s'applique aux choses extérieures ; l'amour des richesses,
l'aveugle désirs des honneurs, « c'est la crainte de la mort qui les nourrit » (Lucrèce, De natura rerum III).
A insi toute notre vie se passe non pas tant dans
l'indifférence de la mort que dans son refus ou dans un oubli volontaire.
b) T outefois ne peut-on à l'inverse soutenir que la pensée de la mort paralyse la vie elle-même ? E n c e s e n s i l faudrait s'empêcher d'y penser.
La
représentation de la mort serait alors une mauvaise anticipation qui me plongerait dans la crainte.
Est-ce que je ne risque pas de laisser la mort empiéter
sur la plénitude du présent ? M ais cette conversion à l'immédiat ne ruine-t-elle pas toute entreprise ?
III - Un présent sans avenir
a) T oute entreprise est un acte par lequel ma vie empiète sur l'avenir.
En effet, toute action suppose une médiation, un travail, un effort, une persévérance.
Or si la mort est l'horizon et le terme de toute anticipation, si toute anticipation me convertit à la mort en me tournant vers le futur, je ne puis échapper à la
perspective de la mort qu'en cessant de me porter au-delà du présent : mais du même coup toute entreprise me devient impossible.
Or, si je n'entreprends
plus rien, si je refuse de me donner un avenir pour ne pas être déterminé à considérer la limite de cet avenir, peut-on encore dire que je suis véritablement
vivant ?
b) C 'est un double écueil qu'il nous faut éviter : d'une part l'oubli de notre condition, d'autre part le refus de tout avenir.
Il s'agit de vivre comme si nous
étions immortels, non pas en s'imaginant immortels ; ce n'est pas un éloge de l'illusion : il me faut savoir que je suis mortel, mais mener une vie divine
comme si j'étais immortel.
A insi, toute oeuvre d'art, toute grande entreprise a l'éternité comme condition.
Il faut donc que je ne me laisse pas déterminer
par la condition mortelle, il faut vouloir pour l'éternité.
Conclusion
La mort est certes un événement nécessaire quant à sa réalité, mais elle peut être objet ou non de pensée.
Le propre de l'homme semble être d'oublier sa
condition finie et limitée.
En un premier temps il nous est apparu qu'il convenait plutôt que l'homme sache ce qu'il est, périssable, mais il ne faut pas alors
que le présent lui-même soit hanté par la crainte et que plus aucune action ne soit possible.
A ussi ne doit-on pas interpréter Je comme si comme une
illusion dans laquelle pourrait se perdre l'homme, mais plutôt comme une exigence de la volonté, la volonté serait capable de défier la loi de la sensibilité..
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