Faut-il se méfier de la notion de nature humaine?
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«
Introduction
La notion de nature humaine incarne d'abord l'exigence d'une recherche de l'homme sur lui-même, et à ce titre elle est déjà ancienne.
Pourtant, si l'on prend en compte le statut à la fois naturel et culturel de l'homme, la notion de « nature humaine » pose un paradoxe.
Puisque l'homme est aussi un être culturel, ce n'est peut-être que par métaphore qu'on pourra parler de « nature humaine ».
Est-ce de ce
déplacement métaphorique que peut venir le danger ? Ne peut être dangereux que ce qui est employé comme moyen en vue d'une fin
mauvaise ; pour que la notion de nature humaine puisse être dangereuse, il faut donc qu'elle soit utilisée et instrumentalisée.
Est-ce le
cas ? La notion de nature humaine n'a-t-elle qu'une valeur opératoire ou possède-t-elle une valeur intrinsèque ?
I - La nécessité de la notion
a) Quels que soient les dangers éventuels qui s'attachent à l'emploi de cette notion, ces dangers ne se comprennent que par référence à
la nécessité qu'il y a de se mettre en quête de cette nature humaine.
La question oscille donc, depuis celle du danger jusqu'à celle du
risque : si la notion de nature humaine est un moyen, ce moyen peut avoir des inconvénients, même si la finalité est nécessaire.
Quand
Rousseau décrit, dans la Préface du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, la connaissance de l'homme
comme « la plus utile » et « la moins avancée » de toutes, il ne fait qu'exprimer une exigence philosophique qu'on retrouve au fronton du
temple de Delphes (« Connais-toi toi-même ») et qui était déjà l'exigence socratique, avant d'être aussi celle de Kant (« qu'est-ce que
l'homme » ?).
On ne peut pas faire l'économie de cette recherche de l'homme sur lui-même, ni renoncer
à s'enquérir de ce qu'est l'homme.
La notion d e « nature humaine » est d'abord et avant tout
l'incarnation de cette exigence.
Il n'en demeure pas moins que le mot « nature », dans l'expression «
nature humaine », voit son sens quelque peu déplacé.
La « nature » à laquelle Rousseau se réfère, est,
on l'a vu, une construction méthodologique (cf.
cours, Ire partie).
La nature de l'homme, si elle est sa
nature première et originelle, reste en effet introuvable.
Il y a donc bien eu un glissement de sens du
mot « nature », qui est passé du biologique au culturel : la nature humaine renvoie moins à la nature
qu'à l'essence, c'est-à-dire aux caractéristiques permanentes et récurrentes qui permettraient de définir
l'homme.
Cependant, la nature au sens propre n'est pas tout à fait absente de la notion d e nature
humaine.
b) A bien y réfléchir, on peut même finalement trouver quelque chose d'heureux dans ce glissement de
sens du mot « nature », et dans l'ambiguïté qui en résulte.
Il est peut-être significatif et rassurant que
ce soit du côté de la nature que l'homme cherche son essence, si l'on considère, comme les sciences
humaines contemporaines le font, que l'oubli des conditions physico-chimiques d e l'existence prive
l'humanisme d e tout son sens.
L'entreprise d e Lévi-Strauss, qui, dans La Pensée sauvage, vise à
réintégrer la culture dans la nature (cf.
cours, 3e partie, III), est révélatrice : en oubliant la dimension
naturelle, l'homme s'expose aux risques d'un humanisme abstrait et oublieux de sa condition de base.
De ce point de vue, l'idée de culture est peut-être encore plus dangereuse que l'idée de nature (cf.
le
cours sur l'ethnocentrisme).
L'idée de nature, ainsi déviée en concept opératoire, est transformée en
instrument.
Privée de son sens propre, elle ne fonctionne plus que comme un référent, et elle encourt
ainsi le risque qui s'attache à tout déplacement de sens : l'ambiguïté et l'arbitraire.
II - le danger : la normativité arbitraire
a) Quand l'idée de nature, et avec elle l'idée de nature humaine, deviennent des instruments opératoires, elles sont des moyens.
Le
danger qui peut s'attacher à leur emploi dépend donc de la finalité qui est visée ; on conclurait donc que la notion de nature humaine
n'est pas dangereuse, puisqu'elle n'est que le moyen ; mais il faut déniaiser cette idée, et aller plus loin, pour dire que
l'instrumentalisation, même et surtout quand il s'agit d'une idée, a déjà en vue la finalité.
Or, à quoi peut bien servir la notion de « nature
humaine » ? Entre autres à fixer une norme, à désigner tel ou tel comportement comme naturel et normal.
L'appel à la notion de nature
est fréquent, par exemple, dans le domaine moral : on condamnera telle ou telle pratique comme étant contre nature (l'homosexualité).
Le danger qui s'attache à la notion est donc celui d'une condamnation à la fois arbitraire et perfide, parce qu'elle se prévaut d'une valeur,
la nature, là où elle n'est en réalité qu'une prise de position culturelle.
La nature est dangereuse dans la mesure même où elle devient un
instrument de condamnation, et où elle peut être mise au service des opprobres les plus réducteurs et les moins estimables.
Ce danger
n'existe qu'à partir du moment où on oublierait que la « nature humaine » est une métaphore culturelle, et non une réalité naturelle,
c'est-à-dire qu'à condition d'oublier qu'à proprement parler il n'y a pas de nature humaine.
b) De façon plus générale, l'abus (au sens tout simple de l'abus de langage) que représente cette notion est celui d'une généralisation
abusive ; parler de nature humaine, c'est souvent prendre son cas pour une généralité, et postuler qu'autrui ne saurait être que mon
semblable (faute d e quoi il est « anormal »).
C'est donc renoncer d'avance à la pluralité, à la différence, malgré la fécondité, pour
l'homme, de cette pluralité et de ces différences : et il faudrait ici se demander, en s'appuyant par exemple sur la littérature, si c'est en
soi qu'on trouve l'homme (en déduisant de cette introspection ce que peut être l'homme en général) ou si c'est justement en celui qui est
le plus radicalement différent de celui que je suis.
« Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition.
» Montaigne, Essais, 1580-1588.
« Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout.
» Pascal, Pensées, 1670 (posth.)
« Nous n'avons aucune communication à l'être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne
baillant de soi qu'une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion.
» Montaigne, Essais, 1580-1588.
Par là, Montaigne veut dire que les hommes, qui sont de nature finie et mortelle, n'ont aucun rapport avec l'être suprême (Dieu), qui est
éternel et «à qui le temps n'apporte jamais aucune mutation »..
»
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