Faut-il se battre pour être reconnu par les autres ?
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«
[Introduction]
Au XXe siècle tout particulièrement, il semble bien que l'idéologie du struggle for life soit affirmée par certains.
Si l'on prend
l'expression au sérieux, elle indique que l'individu ne peut s'imposer dans l'existence que par le combat, aussi bien contre
des circonstances adverses que contre les autres.
Sans doute s'agit-il dans cette conception de faire d'abord son chemin
ou sa place dans la société et d'y trouver un statut satisfaisant.
Mais, de manière générale, faut-il admettre que l'on doit
se battre pour être reconnu par les autres ? Précisons sans plus attendre que ce dont on attend ou exige la
reconnaissance, concerne alors moins une importance sociale ou professionnelle que l'individualité, la singularité, une
façon d'être soi-même en même temps qu'un représentant de l'humanité affirmant sa dignité.
[I.
Le modèle de la dialectique hégélienne]
De quelle singularité puis-je vouloir obtenir la reconnaissance par les autres ? Hegel
la définit, philosophiquement, comme résidant dans la conscience libre.
C'est, alors,
pour affirmer ma liberté qu'il me faut lutter.
Et il ne s'agit pas d'une liberté politique,
mais bien du principe, de nature métaphysique, de mon être, en l'absence duquel je
ne suis qu'un objet, un simple « en-soi ».
La conscience, pour Hegel, se pose en s'opposant.
Cette opposition s'effectue
nécessairement par rapport à ce qui est différent d'elle : la nature et l'autre,
autrement dit l'autre conscience et l'autre de toute conscience.
C'est pourquoi il est
nécessaire de concevoir que, pour s'affirmer libre et être simultanément reconnue
comme telle, toute conscience a besoin d'en passer par une lutte contre une autre.
C'est de cette lutte que la « dialectique du maître et de l'esclave » nous indique le
schéma.
On n'en retiendra que ce qui produit, à strictement parler, le conflit entre
les deux consciences (conflit d'où seront issus un « maître » et un « esclave ») :
l'exigence, dans chacune d'elles, de faire reconnaître par l'autre son existence
comme « pour-soi ».
Ce terme désigne la forme de la conscience affirmant son
indépendance relativement à ce qui n'est pas elle, sa capacité à ne pas être
déterminée, soit par le monde environnant (la nature) soit par l'autre conscience.
En d'autres termes : c'est simultanément que chaque conscience attend de celle qui
lui fait face qu'elle renonce à vouloir l'influencer, et avoue ainsi son infériorité.
Une
telle situation ne peut avoir d'autre aboutissement qu'une épreuve de force.
La
conscience qui en sort « victorieuse » (et qui devient celle du « maître ») peut désormais imposer sa volonté à l'autre (elle
remplace la volonté de l'autre par la sienne) et la faire travailler à son profit.
Si la dialectique s'arrêtait là, elle confirmerait que je ne peux faire reconnaître ma liberté qu'en écrasant l'autre.
Mais elle
continue, et se solde finalement par une défaite du maître, condamné à stagner au niveau du « pour-soi » (puisque c'est
bien ce qu'il désire), et, ainsi, à ne pas
connaître le stade final de la liberté, qui n'est plus exercice d'un pouvoir de négation à l'égard de l'altérité, mais qui se
révèle au contraire transformation de celle-ci par le travail, et saisie de sa propre efficacité dans l'oeuvre, qui est la
matière transformée.
Ce qui peut enfin se manifester, c'est une liberté agissante, qui humanise la nature et réconcilie le
subjectif et l'objectif, l'intérieur et l'extérieur.
Il est donc à retenir que la lutte ne mène qu'à une fausse reconnaissance, ou à une reconnaissance temporaire, par
l'autre.
Pour marquer sa présence, c'est davantage contre le monde extérieur qu'il faut se battre que contre les autres.
[II.
La reconnaissance de mon humanité]
Une telle conclusion peut sembler « idéaliste », pour peu que l'on évoque la succession ininterrompue de conflits qui
scandent l'histoire de l'humanité.
Or, une partie de ces guerres semble bien avoir eu pour but d'affirmer l'existence d'une
collectivité et d'en faire reconnaître l'indépendance ou le droit à l'existence séparée.
Toutefois, l'existence individuelle n'est peut-être pas soumise aux mêmes exigences.
Et l'on peut admettre qu'elle a la
possibilité de se faire reconnaître des autres également par des voies plus pacifiques.
Qui reconnaissons-nous comme
personnages notables ? Pas seulement les conquérants ou les chefs de guerre, mais aussi les inventeurs, les artistes, les
écrivains, etc., tous ces « grands hommes » qui laissent leur nom dans l'histoire parce qu'ils l'attachent à des oeuvres, ou
à des actions admirables.
L'humanité, disait justement Auguste Comte, est faite de plus de morts que de vivants, et parmi ces morts, il avait
l'intention d'inscrire les noms des plus illustres dans son calendrier positiviste où ils auraient remplacé les saints de l'Église
chrétienne.
Pour que de tels noms soient définitivement et officiellement reconnus comme précisément constitutifs de
l'histoire même de l'humanité, dans ce qu'elle peut offrir de plus digne.
Car les raisons de la reconnaissance que l'on peut attendre des autres ne sont pas indifférentes : vaut-il mieux être
reconnu comme belliqueux et responsable de massacres ou comme philanthrope ? par ses oeuvres ou par ses victoires
sur les autres ? Même si la mémoire collective conserve des représentants de ces diverses catégories, elle ne leur attribue
évidemment pas des valeurs équivalentes : le souvenir d'Hitler ou de Staline n'est en rien comparable à celui d'Eschyle ou
de Voltaire.
S'inscrire dans l'humanité par des luttes et des violences, c'est aussi définir l'humanité comme ne pouvant
s'affirmer que par le conflit.
Laisser une oeuvre, qu'il s'agisse du Parthénon, de La Joconde ou de La Comédie humaine,
c'est au contraire produire de l'humanité une image bien différente, puisqu'on implique alors qu'elle se définit par ses
créations.
Marquer l'histoire par une invention, c'est souligner dans l'humanité qu'elle est précisément capable d'innover,
de progresser, de définir sa propre histoire en se définissant elle-même par sa capacité d'autotransformation..
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