Faut-il préférer la justice a l'ordre ?
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Notre sujet se présente sous la forme d'une alternative paradoxale : la justice et l'ordre sont mis en balance ; il semblerait pourtant à
première vue qu'ils soient des valeurs complémentaires.
A considérer que le désordre est synonyme d'injustice, ne faut-il pas tenir la
justice pour le corrélat de l'ordre ? Or, nous verrons qu'ordre et justice ne se confondent peut-être pas : tandis que l'ordre s'appuie sur
un principe de force, la justice s'appuie elle sur un principe d'équité.
Ce n'est que lorsque ces distinctions seront thématisées que
l'alternative de départ prendra pleinement son sens.
I- Justice et ordre ne font pas alternative.
Dans La République Platon montre que l'ordre et l'harmonie sont les corrélats de la justice.
La justice de l'âme consiste à
remettre dans l'ordre les trois parties qui la composent : la partie raisonnable, la partie irréfléchie et la partie impétueuse, la première
se subordonnant les deux autres.
De même la justice n'est immanente à la citée que lorsque l'ordre peut y régner.
L'ordre est donc
une condition de possibilité de la justice.
Le concept d'harmonie conjugue d'ailleurs la justice et l'ordre, est harmonieux ce qui paraît
juste et bien ordonné.
Le terme d'harmonie vaut à la fois dans le champ mathématique (où il est synonyme d'ordre), dans le champ
éthique ou social (où il est synonyme de justice), ou encore dans le champ esthétique.
Dans Les deux sources de la morale et de la religion, Bergson remarque combien à l'époque grecque les notions de justice et
de proportionnalité étaient solidaires, en témoigne le vocabulaire arithmétique utilisé par la justice ou encore le symbole actuel de la
balance.
Mais la réciprocité entre la justice et l'ordre doit être soulignée : l'ordre est une condition de la justice comprise comme ordre
politique ou moral, mais réciproquement, la justice comme institution sociale est la condition d'un retour à l'ordre politique ou moral.
En raisonnant pas l'absurde, on voit que le désordre est synonyme d'injustice, en effet, lorsque règne le désordre, c'est
l'insécurité qui domine.
Dans Le Léviathan, Thomas Hobbes montre que l'état de nature est un désordre, une anarchie, le désordre
équivaut à la loi du plus fort ou du plus rusé, mais l'anarchie de la situation fait qu'aucune hiérarchie durable n'est susceptible de s'y
installer.
Symétriquement, l'ordre est le rétablissement d'une égalité, au sens où nous sommes censés être égaux les uns les autres
devant la loi.
Il ne nous semble donc pas que l'on puisse choisir entre la justice et l'ordre, l'un n'étant que l'envers de l'autre.
II- L'ordre n'est pas la justice.
Toutefois, il n'est pas certain qu'on ne puisse distinguer l'ordre de la justice.
Il nous semble en fait que l'ordre soit avant tout
une valeur politique, c'est à la police que revient de maintenir l'ordre.
En revanche l'institution judiciaire est censée être séparée du
pouvoir politique ; elle n'a pas à garantir un ordre policier mais simplement à sanctionner les dérives des citoyens et à protéger le
corps social des individus jugés dangereux.
L'ordre n'est pas nécessairement juste, en tant que valeur politique, il peut s'avérer tout à fait arbitraire : dans Electre,
Egisthe, qui gouverne la cité, est pour un maintient de l'ordre au mépris même de la justice.
Selon lui les recherches d'Electre peuvent
bouleverser l'ordre social et il est plus important de sauver ce dernier que de le sacrifier pour la vérité exigée par Electre.
Dans
L'Evolution créatrice, Bergson montre que le désordre n'est jamais que l'ordre que l'on attend pas.
Il n'y a pas d'ordre en soi, le
désordre c'est un ordre décevant ; cette remarque vise à montrer ici que l'ordre est arbitraire et qu'il ne faut pas hypostasier un ordre
en soi.
En revanche la justice, elle, ne se soutient que de principes censés ne refléter aucun arbitraire.
Au contraire de l'ordre, la
justice se conjugue avec des valeurs absolues et non pas relatives.
La justice ne peut pas être traduite schématiquement par un
ordre ; dans Les deux sources de la morale et de la religion, Bergson remarque que la justice moderne ne se concilie plus aussi bien
qu'autrefois avec une arithmétique rigide.
Les idées d'absolu et d'humanisme qu'elle véhicule sont incommensurables avec le
schématisme spatialisant de l'ordre géométrique.
III- Il faut préférer la justice à l'ordre.
Le désordre dont parle Hobbes, ou encore celui mis en avant par Rousseau dans L'Etat de
guerre, ne sont en fait que des ordres naturels, Rousseau le reconnaît : l'ordre du réel est
synonyme de violence et non de justice.
La justice ne se satisfait pas de l'ordre établi, elle le
corrige, le modèle selon d'autres critères.
L'ordre peut tout à fait être amoral, une hiérarchie
sociale injuste est ordonnée, une armée sanguinaire peut être disciplinée.
Confondre l'ordre et la
justice c'est prendre une voie erronée et politiquement dangereuse.
Au relativisme et à l'arbitraire de l'ordre, il faut donc préférer l'équité et l'humanisme de
la justice.
L'ordre ne se souci que de tranquillité et non d'équité, d'intérêt politique et non pas
nécessairement civil.
La police qui travaille au maintient de l'ordre est tout autant protectrice que
punitive pour les citoyens.
C'est elle que l'on envoie pour tempérer les ardeurs des manifestants
lorsque ceux-ci réclament plus de justice.
On le voit, le maintient de l'ordre et la quête de justice
ne se concilient pas nécessairement.
Préférer la justice c'est aussi le signe que l'on accorde sa confiance aux citoyens ; en les
libérant d'un ordre par trop étouffant, on leur permet de mûrir, la justice venant garantir que les
libertés ne devront pas se transformer en licence.
Déjà dans son Traité théologico-politique
Spinoza arguait que l'Etat avait intérêt à privilégier la liberté d'expression sur la censure, le prix
d'un minimum de désordre du à une contestation libre valant mieux que le coût futur d'un retour
de cette contestation sous la forme violente d'attaques à l'ordre public.
Conclusion :
Nous avons vu que loin de se confondre, la justice et l'ordre pouvaient même s'opposer.
La première vise la vérité et l'équité
tandis que le second ne s'occupe que de la tranquillité de la vie civile, fût-ce au prix de mesures répressives et injustes.
La justice est
humaine en cela qu'elle permet à la personne de se défendre et d'être jugée équitablement, l'ordre en revanche n'a pas ce soucis
d'équité.
Il nous semble qu'une société ne peut mûrir et ses individus s'épanouir que si l'on privilégie la justice à l'ordre, ce qui ne
signifie pas que ce dernier soit sacrifié..
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