Faut-il être cultivé pour porter l'empreinte d'une culture ?
Extrait du document
«
Introduction
Les hommes sont divers.
Par-delà les différences individuelles, somme toute modestes, ils diffèrent plus fondamentalement par leur
langue, leurs croyances, leurs moeurs ; toutes ces différences sont dites « culturelles ».
L'éducation est-elle autre chose que
l'apprentissage et l'inculcation, plus ou moins réussis, d'une culture ? Dès lors, l'éducation est-elle ce qui, loin de permettre aux
hommes de communiquer, dresse des barrières entre les hommes et les peuples ? Faut-il être cultivé pour porter l'empreinte d'une
culture ?
I.
La culture dénature le vrai visage de l'humanité
§ 1.
La culture nous éloigne toujours davantage de la vraie nature humaine (Rousseau).
La nature humaine est au péril de l'éducation
et de l'histoire, elle fait passer de « l'homme de la nature » à « l'homme de l'homme » (Rousseau).
§ 2.
Diogène (le Cynique) cherche vainement « un homme » quand il ne trouve que « des Athéniens ».
Diogène rejette comme sans
valeur tout ce qui vient de la Cité, à savoir les conventions, la « fausse monnaie » dans lesquelles il ne voit qu'obstacles venant
s'interposer entre lui et le bonheur que la nature a à lui offrir.
§ 3.
Mais la destruction de la culture d'un peuple (de sa langue, de sa mémoire, de sa religion) ne lui permet pas de renouer avec une
nature primitive, mais au contraire le livre sans merci à l'anomie c'est-à-dire à la perte de tout repère susceptible de donner sens,
valeur, orientation aux paroles et aux conduites de ce peuple.
II.
La culture est l'arrachement à cette fausse évidence de la « coutume »
§ 1.
Être cultivé, c'est avoir fait l'épreuve de la diversité des cultures, c'est savoir que les cultures sont diverses et relatives.
(Montaigne, Essais ; Montesquieu, Les Lettres persanes).
Se cultiver, c'est acquérir les moyens de se déprendre de la fausse évidence
première de la coutume ; c'est acquérir les moyens de la mettre à distance, de prendre du recul, c'est-à-dire de ne plus la subir
comme un destin, un phénomène naturel ou l'émanation d'une volonté divine (Sade).
§ 2.
Apprendre, c'est s'approprier avec un regard critique ce qui avait d'abord, durant l'enfance, été intériorisé sur le mode de
l'évidence (Descartes).
III.
Être authentiquement cultivé, c'est être capable de faire dialoguer en soi la diversité des cultures
C'est être capable de passer et de transposer d'une culture à une autre.
L'interprète est à cet égard l'homme cultivé par excellence.
Être cultivé, c'est avoir surmonté le relativisme (Montaigne) qui n'est autre chose qu'un universalisme déçu, détrompé.
Il s'agit
d'apprendre à penser comme un fait positif la diversité des cultures (Montesquieu, L'esprit des lois).
Est cultivé celui qui ne croit plus à
la barbarie, qui ne croit plus que celui qui ne partage pas sa culture est un barbare (Montaigne, Lévi-Strauss).
Lévi-Strauss: « Est barbare celui qui croit à la barbarie.
»
Qui n'a pas accusé autrui de se comporter en barbare ? Quel peuple n'a pas accusé d'autres peuples d'être des barbares ? LéviStrauss, grand anthropologue français, souligne, dans Race et Histoire, d'où est extrait notre citation, ce trait propre à toute société,
qu'est l'ethnocentrisme : chaque ethnie, c'est-à-dire chaque peuple, a tendance à se penser comme étant au centre du monde, à
considérer ses coutumes, ses mœurs, ses règles, ses croyances, ses modes de penser,...
comme meilleurs que ceux ethnies ou des
peuples différents, comme si sa tribu, son village, son clan, son pays, sa culture étaient plus représentatifs de l'humanité que tous les
autres.
Ainsi le barbare, le non civilisé c'est toujours l'autre; l'autre au sujet duquel on raconte toute sorte d'horreurs ou d'atrocités
ainsi des Vikings, des Huns, des Goths, des Tartares, Mongols, des Chinois..., sans parler de tribus sauvages au fin fond de l'Afrique ou
de l'Amazonie, etc.
Or, peut-être commence-t-on à ne plus être un barbare, ou commence-t-on à être un homme civilisé, le jour où l'on
reconnaît qu'on est le premier, peut-être, à être capable de se comporter en barbare.
Le mot "barbare" - barbaros en grec- signifie à l'origine "l'étranger qui ne parle pas grec" : on pouvait être étranger à Athènes, venir
de Corinthe ou de Thèbes, on était alors un xénos, un étranger certes, mais un étranger qui parlait grec; en revanche les Egyptiens, les
Perses, etc.
étaient appelés "barbares".
Pour les Romains, de même, les barbares étaient ceux qui ne parlaient pas latin, ou ceux qui,
malgré la colonisation et la construction de l'empire romain, n'avaient pas été latinisés, et qui se situaient donc au-delà des frontières
de l'empire.
Or ces peuples extérieurs ont fini par envahir l'empire romain et renversé son ordre : c'est ainsi qu'on parle encore dans
les livres d'histoire de l'invasion des barbares.
La phrase de Lévi-Strauss est quelque peu dérangeante: car elle revient à condamner
l'usage de mot barbare.
Celui qui accuse l'autre de barbarie est lui-même un barbare.
Mieux, c'est celui-là même qui est réellement un
barbare.
Pourquoi ? Parce qu'accuser autrui de violences et d'atrocités, de cruauté, de sauvagerie...
croire que l'autre est un barbare,
c'est supposer que soi-même on ne serait pas capable de maux semblables.
Est civilisé celui qui admet bien plutôt que tout homme, à
commencer par soi, est capable du pire.
Conclusion
Toute notre réflexion nous amène à établir une distinction nette entre le cultivé et le culturel.
Un préjugé peut être culturel (s'il est
collectif), il ne peut être cultivé.
Être cultivé, c'est être capable de repérer comme culturel ce qui l'est, sans croire l'avoir réfuté pour
autant.
Être culturel ne lui fait pas perdre sa valeur mais lui fait acquérir sa vraie place.
Seuls les « demi-habiles » (expression de
Pascal) peuvent croire en avoir fini avec une coutume en l'ayant dénoncée comme coutume..
»
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