Faut-il du temps pour devenir soi-même ?
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La question posée repose sur un paradoxe apparent : comment peut-il être question de « devenir soi-même » : en tant que je suis, ne suis-je pas déjà moimême ? Pour ne pas laisser la pensée captive d'un tel paradoxe, il faut discuter du sens de la formule selon laquelle l'on peut « devenir soi-même ».
Devenir
soi-même n'est-ce pas affirmer une singularité, n'est-ce pas ce processus de maturation par lequel nous nous délivrons de nos modèles pour inventer notre
propre style ou affirmer notre personnalité ? Si devenir soi-même est corrélatif d'une maturation alors, précisément, il faut du temps pour devenir soimême ; or nous verrons qu'il n'en va pas ainsi dans tout domaine.
I-Devenir soi-même : s'émanciper.
En tant que je suis, je ne suis pas un autre que moi-même, s'interroger pour savoir si l'on est bien celui qu'on est, douter de sa propre identité, ou de
sa réalité, relèvent de comportements névrotiques ou psychotiques.
Ce n'est toutefois pas sur la psychologie du sujet mais bien plutôt sur son existence
que porte la question que nous devons examiner.
Dans l'opération de « devenir soi-même », c'est l'existence du sujet qui est engagée ; le devenir c'est la
dimension de temporalité de l'existence.
Dans l'ordre de l'existence, devenir c'est donc être en crise, c'est-à-dire se transformer, évoluer, changer.
Or, devenir ne va pas de soi, il arrive
souvent que l'homme persiste dans des attitudes stéréotypées.
Le devenir existentiel ne se confond pas avec un processus de croissance physiologique tel
qu'il est imposé au sujet par la nature elle-même.
Le sujet doit en réalité s'efforcer dans son propre devenir ; c'est-à-dire s'émanciper des modèles, des
habitudes qu'il tient d'autrui, afin de conquérir sa propre personnalité, d'affirmer son propre style, par exemple s'il est un artiste.
Concrètement, s'engager dans son propre devenir c'est donc tenter des choses inédites, se libérer de la peur d'être jugé (par ses modèles, par une
institution, bref par ce que la psychanalyse caractérise comme figure paternelle).
Cette recherche de soi, aussi créative qu'elle puisse être, se joue toujours
d'abord dans un schéma d'opposition, rompre c'est d'abord s'opposer à.
Or, comme Hegel le montre mais également la psychanalyse, il n'est pas sûr qu'en
s'affirmant contre quelqu'un ou quelque chose, nous n'en demeurons pas en fait prisonnier.
S'opposer à quelque chose c'est en même temps perpétuer le
lien qui nous uni à celle-ci.
II-Il faut du temps pour devenir soi-même.
Il ne suffit donc pas de s'opposer pour se libérer, devenir soi-même est en fait corrélatif d'un processus de mûrissement, autrement dit, cela prend du
temps.
Dans Sens et non sens Merleau-Ponty prend l'exemple d'un fils d'ouvrier qui accède à une classe sociale supérieure, si cet homme s'est construit en
s'opposant au déterminisme social il risque de ne demeurer qu'un « fils d'ouvrier parvenu », c'est-à-dire de reconduire
cela même dont il a voulu se libérer.
Selon Merleau-Ponty, inspiré ici par Hegel, cet homme ne peut se libérer s'il ne fait
que s'opposer, ce qu'il doit faire c'est bien plutôt assumer son origine sociale, c'est à cette seule condition qu'il saura
la dépasser.
Ce n'est donc peut-être pas en s'opposant mais en assumant un héritage, un enseignement, une origine, que l'on
construirait sa propre personnalité ou son propre style.
S'opposer correspond à une prise de position immédiate,
l'opposition est un mode de position primaire qui ne réclame pas de durée particulière, il est facile de s'opposer.
Assumer, en revanche, réclame un certain mûrissement de la part du sujet, mûrissement qui ne peut se faire sans
médiations ni étapes.
Devenir soi-même n'est pas une formalité, cela implique une temporalité, une durée, une
maturation.
Dans les notes de travail de son ouvrage inachevé, Le visible et l'invisible, Merleau-Ponty parle de Van Gogh qui
conquiert son propre style non en s'opposant à ses prédécesseur, mais en les copiant, en apprenant leurs techniques.
De même, quoique ayant renouvelé la peinture, Cézanne a reconnu la dette qu'il avait envers ses pairs, rappelant les
longues heures qu'il a passé au Louvre à copier et à étudier des toiles de maître.
Le processus par lequel on devient
soi-même, par lequel on rompt d'avec ses modèles, relèvent donc de la maturation et non de l'opposition.
Il faut avoir
digérer un héritage avant de pouvoir affirmer sa propre singularité.
III-Le problème du « génie ».
Selon Nietzsche le génie tel que le sens commun se le représente est une
sorte de mythe : tout génie est en réalité un travailleur acharné.
Nietzsche a peutêtre raison, il n'en demeure pas moins que chez certains artistes ou scientifiques,
le génie se révèle sans attendre que passe le temps.
Beaucoup de grands physiciens ou mathématiciens (Evariste
Gallois par exemple) ont fait leurs découvertes avant l'âge de 25 ans, procédant par intuition, par essais et erreurs plus
que selon un lent processus de maturation.
L'art fournit à cet égard les cas plus connus : peut-on dire de Mozart ou Rimbaud, qu'il leur a fallut du temps pour
devenir eux-mêmes ? Le génie peut parfois éclore sans que cela ne prenne du temps, bien plus, peut-être est-ce même
à sa précocité qu'on le reconnaît.
Il n'y a en fait pas de schéma général qui puisse nous permettre de figurer avec
certitude le jeu de l'existence.
Il faut vraisemblablement se méfier des catégorisations par trop rigides concernant les
âges de la vie et leurs caractéristiques, dont on trouve un modèle par exemple à la fin du livre de Schopenhauer
Aphorismes sur la sagesse dans la vie.
Même l'homme, une fois parvenu à sa notoriété, lui-même étant devenu un modèle, est encore capable d'évoluer.
Avant de mourir, laissant derrière lui une œuvre considérable, encore en partie inédite, Husserl confia à sa femme qu'il
lui fallait recommencer tout son travail, parce qu'il venait d'entrevoir une nouvelle vérité.
Chacun va à son propre
rythme, crée plus ou moins vite, sort plus ou moins rapidement d'une impasse.
C ertains ne cessent pas de devenir euxmêmes, changent constamment, d'autres semblent se réaliser dès le plus jeune âge, procédant davantage par sauts
que par maturation, par rapidité que par temporisation.
Conclusion :
Nous avons vu que devenir soi même impliquait une émancipation de la part du sujet, mais plus que dans le choix d'une opposition, c'est
passivement, dans l'épreuve de la maturation, que le sujet conquiert sa singularité.
Il est comme fruit qui se nourrit d'autre chose que de lui-même : de la
sève d'un arbre et de rayons solaires.
Toutefois il arrive que l'homme n'attende pas l'âge mûr pour devenir celui qu'il est, le génie peut se différencier par sa
précocité.
Il faut donc être prudent et ne pas faire une philosophie de l'existence par trop générale ; probablement que, tandis que certains ne cessent pas
d'être emportés dans leur propre devenir, d'autres demeurent incapables de jamais devenir eux-mêmes, au sens où ils ne se distinguent d'autrui par aucun
traits singuliers, leur personnalité consistant bien plutôt en une collection de caractères génériques et banals..
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