Faut-il dire de l'espace qu'il est la marque de ma puissance et du temps qu'il est la marque de mon impuissance ?
Extrait du document
«
INTRODUCTION.
— L'espace et le temps encadrent notre existence et par là même la limitent.
Aussi situons-nous
Dieu hors de l'espace et hors du temps, caractéristiques de la finitude.
Il n'en est pas moins vrai que c'est grâce à
notre temporalité et à notre spatialité que nous sommes ce que nous sommes, limités sans doute, mais néanmoins
réels.
La question peut toutefois se poser de la valeur respective de l'espace et du temps.
Des deux, quel est celui qui
nous limite le plus, quel est celui qui nous laisse le plus d'être ?
A cette question Jules LAGNEAU a fait la réponse suivante : « L'espace est la marque de notre puissance, le temps,
celle de notre impuissance.
» Nous tâcherons d'abord d'expliquer cette assertion et tâchant dans les
vues de l'auteur.
Nous verrons ensuite s'il n'y a pas quelque réserve à faire.
I.
— EXPLICATION.
Le temps, marque de notre impuissance.
Nous sommes des êtres temporels : nous apparûmes dans le temps à une date donnée; à une date ultérieure, nous
en disparaîtrons.
A s'en tenir au donné expérimental, toute notre existence est enclose dans la durée qui sépare ces
deux dates.
Le temps semble donc bien un élément essentiel de notre être.
Mais cet élément marque notre
impuissance.
Le temps en lui-même.
— Si précieux qu'il nous paraisse, il nous échappe quand nous prétendons préciser en quoi
il consiste.
A le considérer dans ses spécifications concrètes, il est fait du présent, du passé et de l'avenir.
Or,
n'existant pas encore, l'avenir n'est rien.
N'existant plus, le passé a perdu l'être éphémère qu'il eut quand il était
présent.
Ainsi, le présent seul nous reste.
Mais l'impropriété même de ce verbe nous avertit qu'ici encore nous avons
affaire à une réalité qui nous échappe : le présent ne reste pas; il ne fait que passer, ou plutôt il se réduit au
passage de l'avenir au passé, de ce qui n'est pas encore à ce qui n'est plus, et ce passage n'est qu'une ligne idéale
à laquelle on ne peut pas attribuer de durée.
Voilà à quoi se réduit, du point de vue temporel, cette vie qui nous est
si chère.
On nous dira peut-être que ces spéculations métaphysiques, pour ne pas dire sophistiques, si embarrassantes
soient-elles, n'enlèvent pas au temps sa réalité psychologique : nous ne la sentons que trop au cours d'une classe
ennuyeuse.
Aussi nous arrêterons-nous davantage à d'autres considérations : en dépit de sa fluidité et de son néant
ontologique, le temps manifeste une consistance devant laquelle je suis d'une impuissance radicale.
L'homme devant le temps.
— Tout d'abord le temps dans lequel je vis s'écoule suivant un rythme toujours égal et
sur lequel je ne saurais avoir la moindre action.
L'un après l'autre, les instants font la culbute qui les fait tomber
dans le passé.
Impossible d'arrêter ou d'accélérer cette énorme machine, de ralentir sa vitesse et à plus forte raison
d'obtenir qu'elle fasse marche arrière.
Il suffirait parfois d'un instant pour que soit évitée une catastrophe : cet
instant n'est pas à la disposition de l'homme.
Ensuite et en conséquence de cette intangibilité du rythme temporel, nous nous trouvons aussi impuissants à l'égard
de ce qui se passe dans le temps.
Sur le passé, nous ne pouvons plus rien puisqu'il n'est plus là, puisqu'il est tombé dans le néant.
Bien plus, chose
paradoxale, devant ce néant, notre impuissance est absolue : nous pouvons changer ce qui est, mais ce qui n'est
plus est immuable pour l'éternité.
C'est bien là ce qui fait le tragique du remords et la tristesse des soirs d'une vie
manquée.
L'avenir, il est vrai, n'offre aucune résistance et nous pouvons le créer à notre guise, mais en rêve seulement, et le
décalage que nous constatons entre le rêve et la réalité nous fait douloureusement sentir combien nos pouvoirs
sont limités.
Nous n'avons d'action que dans le présent, lequel, étant instantané, ne saurait constituer le temps.
L'espace, marque de notre puissance.
En passant du temps à l'espace, nous pouvons reprendre les mêmes formules, mais en intervertissant les signes, et
en substituant puissance à impuissance.
L'espace en lui-même.
— A strictement parler, l'espace proprement dit n'a pas plus de réalité que le temps : ce
n'est qu'une abstraction que l'on obtient à partir de l'étendue.
Mais c'est souvent l'étendue que l'on entend désigner
en parlant d'espace, et telle était bien assurément la pensée de LAGNEAU.
Or, l'espace ainsi compris est réel.
Si ce n'est pas une chose comme l'eau ou la pierre, c'est une propriété de toute
réalité matérielle, une propriété essentielle et une donnée immédiate de la perception.
Grâce à lui, les objets les plus
divers que nous observons sur notre planète.
les étoiles que nous contemplons dans le ciel nocturne, les galaxies
lointaines, peuvent exister simultanément et en permanence tout au long du temps qui s'écoule pour ne plus revenir.
L'homme devant l'espace.
— Élément essentiel des choses, l'espace se présente à nous comme une chose que l'on
s'approprie à la manière d'une richesse et qui, par là même, est marque de puissance.
Une propriété, au sens
concret du mot, c'est avant tout une certaine étendue de territoire.
Nous pouvons faire une remarque analogue à
propos de la patrie qui implique une patria terra, un espace de terre déterminé; on peul rappeler aussi les requêtes
des peuples à l'étroit dans leurs frontières et qui réclament leur espace vital.
Sur l'échiquier politique comme dans la
hiérarchie sociale, les « grands » sont en définitive ceux qui possèdent de grands espaces.
Là est la source de leur
puissance.
Dans l'espace, en effet, on se meut librement et celui qui en dispose peut transformer à son avantage tout ce qu'il.
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