Faut-il apprendre à penser ?
Extrait du document
«
Contrairement à l'opinion, pour qui ces deux verbes « apprendre » et « penser » sont incompatibles, la philosophie,
tout au long de son histoire, revendique la sauvegarde du « métier » de penser.
Ainsi Hegel dans l'introduction à son
Encyclopédie, renoue avec Platon pour marquer l'importance du métier en philosophie dénonce une double illusion
dans le refus d'un « apprendre à penser » : « On accorde, écrit-il, que pour confectionner un soulier, il faut l'avoir
appris et s'être exercé, bien que chaque homme disposant d'un pied, en possède la mesure et grâce à des mains,
l'habileté naturelle pour ce métier.
Ce n'est qu'en philosophie, pense-t-on, que des études et des efforts ne sont
pas indispensables.
» Dès lors, on peut légitimement se poser la question : devrait-on à penser ? Ne faut-il pas
radicaliser le paradoxe propre à cette question ? S'il n'y a de véritable apprendre que l'apprendre à penser, car on ne
pense que des pensées et non des imaginations ou des représentations intellectuelles, alors apprendre, n'est-ce pas
véritablement développer par soi-même ce qui est en soi-même, et non être soumis à l'instruction d'un maître, ou à
la contrainte d'une opinion ?
Quand on demande à un l'homme de la rue s'il faut apprendre à penser, on entend dans la majeure partie des cas
que cela est inutile car la pensée est une chose innée dont l'homme est naturellement accompagné dès sa
naissance.
Cependant cette opinion est aux premiers abords contestable car elle n'envisage la pensée que comme
un tout qui n'est pas susceptible de distinctions.
Or, il est nécessaire de distinguer deux sortes de pensée : la
pensée en tant que sensation ou sentiment, et la pensée en tant que réflexion.
C'est principalement la pensée
réfléchie, qui constitue la pensée au sens strict, que nous allons traiter.
En effet, la pensée, sensation ou émotion,
semble être innée et ne pas s'apprendre à proprement parler, même si toute sensation est toujours relativement
construite.
Pour cela, prenons l'exemple le plus anodin du bébé : il a spontanément un sentiment de bien-être ou de
malaise ; il semble sujet à certaines émotions telles la gaieté, qu'il exprime par le rire ; quand on l'éloigne de sa
mère, il pleure car il se sent mal à l'aise.
Cette pensée sensation n'est pas spécifique à l'homme, elle est commune à
lui et à l'animal.
En revanche, la pensée réflexion est propre à l'homme (opposition à l'animal).
La pensée réflexion
est la faculté intellectuelle ayant pour objet la connaissance : le fait de penser implique la production d'idées, de
jugements.
La pensée, c'est l'activité de l'esprit qui nous permet de comprendre.
La question qui se pose est de savoir si l'homme, à l'origine (dans toute sa première enfance), est réellement démuni
d'une telle pensée.
Or les études menées sur le développement de l'intelligence chez l'enfant, on pensera au
psychologue Jean Piaget, ont prouvé que la pensée abstraite de l'homme adulte constituait l'aboutissement d'un
processus d'acquisition s'effectuant en cinq étapes : la pensée sensori-motrice (jusqu'à l'âge de deux ans) où
l'enfant acquiert l'idée de la permanence des objets - la pensée pré-opératoire (de deux à quatre ans) où l'enfant
utilise le langage, mais où il ne sépare pas son moi du monde extérieur, où il n'a pas conscience de lui - la pensée
intuitive (de quatre à sept ans) où l'enfant voit le monde de manière purement pragmatique et à travers ses qualités
- les pensées des opérations concrètes (de sept à onze ans) où l'enfant est capable d'abstraire et de penser
logiquement.
Il apparaît donc que la pensée, du moins conceptuelle, n'est pas innée, mais qu'elle est le fruit d'un
développement progressif.
On peut cependant se demander si ce développement est ou non un apprentissage, c'est-à-dire si le passage d'un
stade de la pensée à l'autre se fait de manière naturelle et spontanée, ou s'il dépend d'une éducation.
Il serait alors
fructueux d'analyser le cas des enfants sauvages, et de mettre en parallèle leur développement avec celui d'un
enfant dit normal.
L'enfant sauvage est un enfants qui dès sa naissance, ou peu après, a été abandonné à lui-même dans la nature et
parfois adopté et élevé par des bêtes sauvages, par exemple des loups.
Au 19eme siècle, un enfant sauvage
d'environ 10 ans a été découvert dans l'Aveyron et observé par le médecin J.
Itard.
Il se montrait indifférent à tout
et incapable d'une attention soutenue.
Il était dépourvu de mémoire, de jugement et avait une intelligence très
bornée, à tem point qu'il ne pensait pas à monter sur une chaise pour atteindre un aliment qu'on élevait hors de sa
portée.
L'existence de cet enfant sauvage se réduisait à une vie totalement animale.
Cependant, un enfant du
même âge, normalement élevé parmi et par ses semblables, à un comportement totalement différent.
Nous pouvons
donc en conclure que l'éducation au sens large joue un rôle capital dans le développement de l'être humain et de sa
pensée.
En effet l'éducation ne se limite pas à l'éducation scolaire, elle commence par l'éducation familiale, et même
par la simple relation interindividuelle : c'est la rencontre avec autrui qui permet de développer et d'enrichir la
pensée d'un être.
L'acquisition du langage, qui permet la communication et le dialogue avec l'autre joue un rôle
capital.
Ainsi, l'enfant ne devient d'une certaine manière que ce qu'on le fait être : un être pensant chez qui l'éducation
éveille en lui son être en lui enseignant à penser.
Mais paradoxalement enseigner à penser ne conduit-il pas à
empêcher de penser, ou du moins selon une certaine limite ? La pensée ne serait-elle pas parfaitement libre ?
L'éducation ne mènerait-elle pas à un certain conditionnement ? De la sorte, en apprenant à penser l'enfant apprend
également des pensées : ses idées ne sont donc pas a lui, mais celles qu'on lui a inculquées.
L'enfant reçoit ainsi
par son éducation des idées et des concepts qui se combinent dans son esprit et constitueront sa pensée.
Il y aura
donc, en fonction des éducations différentes, des pensées et des modes de pensée différents.
La pensée asiatique,
par exemple, différera de la pensée française, et, à l'intérieur d'une même civilisation, la pensée différera d'une
classe ou d'un groupe social à un autre.
Imaginons deux ouvriers à qui on fournirait des matériaux et des outils pour
construire un objet de leur choix : chacun d'eux ne construira pas forcément le même objet, en raison des
différentes pensées, idées et matériaux qu'on leur a fournis.
En principe, chacun se sert de sa pensée comme il
l'entend, toutefois, il se trouve limité par son éducation : il se servira de son outil, donc de sa pensée, comme on lui
aura appris à s'en servir.
C'est là le conditionnement de l'esprit.
Ce conditionnement peut revêtir des formes
spectaculaires.
Prenons l'exemple du nazisme : à travers la propagande gouvernementale, la population allemande
dans sa nouvelle majorité fut conditionnée en sorte qu'elle « pensât » en conformité avec les orientations
idéologiques, notamment antisémites, du régime hitlérien.
On peut affirmer qu'on « apprend » réellement à « penser.
»
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