Est-il vrai de dire que l'homme a des désirs quand l'animal n'a que des besoins ?
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L'opposition entre besoin et désir est classique : le premier relève d'une exigence de la nature et présente par là même un
caractère de nécessité ; le second relève de la culture, de l'artifice, ce en quoi son objet a quelque chose de contingent.
La
cause semble donc entendue : il semble vrai de réduire l'animal à la sphère bornée du besoin et d'affirmer que l'homme,
par le désir, recherche autre chose que ce dont il a physiquement, biologiquement, besoin.
Toutefois, besoin et désir ayant
en commun d'être des structures de manque, ne peut-on pas penser besoin et désir en termes de parenté et de
continuité plutôt que d'opposition et de rupture ?
Ne pourrait-on pas en effet voir dans le besoin animal une préfiguration du désir humain, dans le dynamisme de la vie
l'éveil de la négativité propre à l'Esprit? Inversement, le milieu humain transformé par le désir n'engendrerait-il pas de
nouveaux besoins, spécifiquement humains, et issus des buts que l'homme se donne par le désir?
Ce rapport dialectique, pensable, entre désir et besoin, nous autorise-t-il cependant à nier qu'il y ait une différence de
nature entre désir et besoin? Est-il en effet possible de mettre sur le même plan l'inquiétude constitutive de la conscience
humaine et le comportement automatique de l'animal assurant placidement sa survie?
Le besoin étant marqué du sceau de la stricte nécessité biologique et le désir du sceau de la contingence sociale,
culturelle, historique, il semble certes vrai de dire que l'animal n'a que des besoins, alors que l'homme désire au-delà de la
limite de ses stricts besoins.
L'animal, régi par la passion naturelle d'amour de soi, n'a que des besoins d'ordre physique et biologique : besoin de
nourriture, de repos, d'abri, besoin spécifique de reproduction.
Il est, comme le définit Rousseau (Discours sur l'origine et
les fondements de l'inégalité parmi les hommes), une « machine ingénieuse » : les stimuli sensoriels entraînent
automatiquement un comportement adapté en présence de l'objet apte à assurer sa survie harmonieuse au sein du
milieu.
La conduite de l'animal, propre à satisfaire le manque qu'est le besoin, est celle d'un automate, et cet automatisme
ne se met en mouvement qu'en présence de l'objet du besoin.
De même, la conduite de consommation le plongera dans la
léthargie de l'assouvissement.
L'animal, qui n'est pas libre, ne peut s'écarter du comportement rigide et stéréotypé de
l'instinct.
IL n'a aucun pouvoir d'écart par rapport à la règle naturelle et à ce qu'elle lui prescrit.
De même, ne possédant
pas de langage, il ne peut se représenter les choses en leur absence, il ne peut se représenter l'irréel.
Rivé au nécessaire et au réel, il est rivé à la nature : son besoin est physique, puisqu'il est lui-même physique de part en
part.
Au contraire, chez l'homme, les désirs passent les besoins physiques.
D'abord, parce que l'homme n'est pas
seulement nature, mais aussi histoire.
Freud marquait ainsi la différence essentielle entre le besoin et les pulsions
morcelées de la petite enfance : alors que le besoin a un objet spécifique et fixe, selon la nécessité naturelle, les pulsions
enfantines - et leur transposition dans le domaine affectif sous forme de « libido » - investissent tel ou tel type d'objet,
suivant les vicissitudes de chaque histoire singulière.
Le désir serait donc marqué du sceau de la contingence et orienté
différemment selon les premiers objets de satisfaction rencontrés, selon les désirs des autres, aussi, dans la triangulation
père-mère-enfant.
Nos désirs inconscients seraient donc en nous, non point nature, mais histoire.
Ce qui est vrai de l'individu l'est aussi de l'espèce : l'homme, perfectible, est voué à la sociabilité et à l'histoire, et ses
désirs dépassent par là ses simples besoins.
Rousseau souligne combien l'amour-propre, produit de la société et de l'histoire,
remplace l'amour de soi : l'homme désire être préféré, il désire paraître, il désire avoir,
avoir pour paraître et paraître pour avoir.
IL désire le luxe, au-delà de la satisfaction
des besoins, et par là même se rend faible, tant il déséquilibre le rapport entre désir
et pouvoir de le satisfaire.
L'homme apparaît comme un animal malade du désir.
Mais
ne serait-ce pas parce qu'il est plus que nature : non seulement animal d'artifice mais
encore animal métaphysique? Étant libre, il peut effectivement s'écarter de la règle
que prescrit l'instinct : il a une liberté, un pouvoir de premier commencement,
d'initiative.
Il a un langage, un pouvoir de se représenter les possibles, condition du
désir : on ne désire les choses que sur les idées qu'on en a.
Il y a donc en l'homme
une transformation métaphysique du besoin en désir, qui l'ouvre à l'univers des
possibles.
L'imagination ouvre le désir à l'infini, ou plutôt au vertige de la prolifération
indéfinie des possibles.
L'homme peut aussi anticiper l'avenir, se souvenir du passé : il
peut alors désirer l'éternité, dans la mesure où il craint la mort, qui pourtant n'est
jamais donnée, présente ; il peut désirer nostalgiquement un retour à un passé qui
n'est plus, ou impatiemment la venue d'un lendemain trop long à advenir.
IL peut
désirer une perfection dont il se sait manquer : il peut donc philosopher à la recherche
d'une perfection perdue et/ou à venir.
Il semble donc vrai d'opposer le besoin animal, purement physique et naturel, au désir
humain, d'essence métaphysique et spirituel.
Toutefois, entre la nature et l'esprit, n'y
a-t-il pas une certaine forme de continuité qui permettrait de dépasser cette
opposition tranchée?.
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