Est-il raisonnable de critiquer le progrès technique ?
Extrait du document
«
[Introduction]
Dans l'Antigone de Sophocle, le choeur fait un étrange éloge de l'homme dans lequel se mêlent l'émerveillement et
l'inquiétude: « Maître d'un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite
la route du mal tout comme du bien.
» Tel est encore aujourd'hui l'homme: armé de sa puissance technique, quel
chemin va-t-il choisir? L'ensemble des moyens dont se sont dotés les hommes pour transformer la nature leur ont
assuré une existence moins rude, mais ces progrès immenses réalisés par la technique s'accompagnent aussi de
quelques conséquences néfastes.
On peut assurément adresser à la technique moderne certaines critiques, mais
comment s'assurer que celles-ci sont toutes raisonnables? Est-il vraiment raisonnable de critiquer le progrès
technique ?
[I.
Quelles sont les critiques qui peuvent être adressées au progrès technique? En quoi certaines peuventelles être considérées comme déraisonnables ?]
Les Grecs de l'Antiquité se méfiaient de la technique.
Dans leur mythologie, n'avaient-ils pas enchaîné le démon
Prométhée coupable d'avoir volé aux dieux le feu et la puissance technique afin de les donner aux hommes? Comme
Prométhée, la technique leur semblait être le symbole d'une démesure entièrement opposée à leur idéal d'une
harmonie de l'homme avec la nature.
C'est avec le tournant de la modernité, lorsque Copernic puis Galilée remirent
en cause le dogme du géocentrisme, que la nature cessa d'apparaître aux hommes comme le modèle d'un ordre
parfait pour devenir un véritable objet de conquête.
Descartes, dans son Discours de la méthode, imagina l'infinité
d'artifices que les hommes pourraient fabriquer et par lesquels « ils jouiraient sans aucune peine de tous les fruits de
la Terre », se rendant ainsi « comme maîtres et possesseurs de la nature ».
Dès lors, plus rien ne pouvait arrêter le
déferlement de la puissance technique.
Pourtant un siècle plus tard, au moment où les encyclopédistes louaient l'avancée des Lumières, Rousseau
continuait à se montrer méfiant à l'égard des nouvelles commodités issues de leur progrès.
N'allaient-elles pas, se
demandait-il dans son Discours sur l'origine de l'inégalité, contribuer à « amollir le corps et l'esprit de l'homme » et le
rendre de plus en plus dépendant? Certes, l'homme avec ses machines deviendra de plus en plus puissant, mais il en
sera dans le même temps de plus en plus dépendant.
Et est-on bien sûr qu'elles le rendront plus heureux? On sera,
poursuit-il, « malheureux de les perdre sans être heureux de les posséder ».
Avec le XXe siècle, nous sommes entrés dans l'ère de « Prométhée déchaîné » pour reprendre la formule de Hans
Jonas.
Jamais en effet la puissance technique de l'homme n'a été aussi grande.
Les critiques formulées jadis par
Rousseau ont-elles perdu leur actualité? Sommes-nous devenus plus libres? Quoique puissants, nous sommes de plus
en plus dépendants de tous les moyens que nous avons interposés entre la nature et nous.
Sommes-nous plus
heureux? Sans cesse en quête de nouveaux instruments, nous ne sommes jamais satisfaits.
Sommes-nous devenus
meilleurs? Nous sommes de plus en plus dangereux, incapables de contrôler notre propre maîtrise de la nature.
Nombreux sont donc les motifs d'une critique radicale des progrès de la technique.
Mais l'ouverture du procès de la
technique est-il encore aujourd'hui concevable? Peut-on raisonnablement vouloir qu'on enchaîne à nouveau
Prométhée? Est-il encore possible de renoncer au cap cartésien de maîtrise et de possession de la nature? La mise
en cause de la technique impliquerait que l'on stoppe son développement, que l'on bride son progrès ou même que
l'on revienne carrément en arrière.
Mais peut-on raisonnablement vouloir la régression? Le progrès n'est-il pas,
comme l'a montré Kant, une idée dont la raison humaine ne peut se passer? Un esprit raisonnable ne peut pas
véritablement souhaiter que l'on revienne à un stade inférieur de développement technique.
Et d'ailleurs, quelle
autorité serait habilitée à prendre semblable décision? Même si l'idée d'un retour en arrière était théoriquement
concevable, comment serait-elle pratiquement possible?.
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