Epictète: Est libre l'homme qui ne rencontre pas d'obstacles
Extrait du document
«
"Est libre l'homme qui ne rencontre pas d'obstacles et qui a tout à sa
disposition comme il veut.
L'homme qui peut être arrêté, contraint,
entravé ou jeté malgré lui dans quelque entreprise est un esclave.
Mais
quel est celui qui ne rencontre pas d'obstacles ? C'est celui qui ne désire
rien qui lui soit étranger.
Et qu'est-ce qui nous est étranger ? C'est ce qu'il
ne dépend pas de nous d'avoir ou de ne pas avoir, ni d'avoir avec telle
qualité dans telles conditions.
Ainsi le corps nous est-il étranger,
étrangères ses parties, étrangère notre fortune ; si tu t'attaches à l'une
de ces choses comme à ton bien propre, tu subiras le châtiment que
mérite celui qui convoite des choses étrangères.
Telle est la route qui
conduit à la liberté, le seul moyen de nous affranchir de l'esclavage."
ÉPICTÈTE
La question
Elle peut se formuler tout simplement : « qu'est-ce qu'être libre ? ».
Pour
répondre à cette question, on peut être tenté d'opposer une liberté absolue
mais jamais réellement atteinte (l'homme libre ne connaîtrait nulle contrainte) à
une liberté possible, mais relative (serait libre celui qui conserverait une part
d'initiative suffisante au milieu des contraintes nécessaires).
Dans les deux cas,
il faudrait renoncer à une part de liberté.
Telle n'est pas la position des
philosophes stoïciens, et en particulier ici de l'un des plus célèbres d'entre eux, à
savoir Épictète.
Si l'on est prêt à renoncer en partie à la liberté, c'est qu'on ne la situe pas là où elle se trouve, à
savoir en soi-même.
Il faut donc comprendre que les seuls véritables obstacles à la liberté sont intérieurs afin de les
vaincre totalement, et c'est cette prise de conscience seule qui peut conduire à la sagesse, qui est pour Épictète
l'unique but de la philosophie.
Pour comprendre le texte
C'est par une définition de la liberté que le texte commence.
Or, cette définition correspond exactement à l'opinion
commune, ce qui ne sera pas du tout le cas des conclusions qu'en tirera Épictète.
Le procédé est donc ici doublement
pédagogique.
D'une part, le point de départ de la démonstration aurait pu être fourni par celui qu'il faut convaincre et
ne peut en tous cas qu'obtenir son accord.
D'autre part, il ne s'agit pas simplement d'opposer une opinion à une autre,
celle du maître à celle du disciple, mais de faire saisir les contradictions de l'opinion commune, afin que par un simple
effort de cohérence avec elle-même elle se trouve amenée à reconnaître la vérité.
Il est donc admis que la liberté caractérise celui « qui a tout à sa disposition comme il veut », ce qui assimile la liberté
à la puissance, et que celui « qui peut être arrêté, contraint, entravé ou jeté malgré lui dans quelque entreprise est un
esclave », ce qui correspond exactement à la vie et au statut social de celui qu'on nomme ainsi.
Tout paraît donc clair,
jusqu'à la question toute simple qui suit : « Mais quel est celui qui ne rencontre pas d'obstacles ? »
L'opinion commune répondrait sans doute qu'il ne peut s'agir que du tyran, si on entend par là celui qui dispose d'un
pouvoir absolu.
C'est ici qu'Épictète s'en sépare radicalement, en allant jusqu'au bout de la logique impliquée par la
définition préalable de la liberté.
L'obstacle commence dès lors que ce que je désire peut se refuser, et c'est bien pour
cette raison que les hommes rêvent du pouvoir, en imaginant la possibilité d'être toujours obéi dans l'instant.
Or, tout ce qui m'est étranger peut se refuser.
Sur ce qui n'est pas mien, mon pouvoir est nécessairement relatif.
Il
faudrait donc ou bien d'abord s'approprier totalement les choses que l'on désire, et c'est cette voie que suit le commun
des mortels malgré les échecs répétés qu'elle engendre, ou bien cesser de désirer ce que l'on ne peut s'approprier
totalement, et telle est bien la voie recommandée par Épictète.
Le terme « étranger » est ainsi choisi pour marquer la
limite de mon pouvoir, comme le confirme la définition qui en est donnée : « C'est ce qu'il ne dépend pas de nous
d'avoir ou de ne pas avoir, ni d'avoir avec telle qualité dans telles conditions », c'est-à-dire, pour reprendre le texte, le
corps, ses parties, notre fortune.
Il faut d'abord expliquer en quoi tout ceci relève de ce qui ne dépend pas de nous, car l'on pourrait penser que chacun
par son action sur les choses est en partie responsable de son bonheur et de sa réussite.
Mais la responsabilité a pour
limite le pouvoir de ma volonté, or celle-ci n'a, selon la perspective stoïcienne, d'autre pouvoir absolu que sur ellemême.
Si par exemple on dit que la santé dépend de nous dans la mesure où l'on peut choisir de suivre ou non le
régime approprié, il faudra corriger en faisant remarquer que c'est la nature qui décide de ce qui convient ou non au
bien-être du corps, et que notre pouvoir se limite à établir une hiérarchie des biens qui nous fera préférer sans doute la
santé au plaisir d'un instant.
Quel est alors le bon choix, c'est-à-dire quel est de tous les biens le plus grand, celui qu'il faut préférer à tous les
autres ? C'est bien entendu la liberté elle-même.
Or, elle suppose avant tout le détachement.
En effet, si nous ne
sommes pas libres, c'est parce que nous voulons ce que nous ne pouvons pas avoir, au mépris de la liberté du vouloir,
qui peut rejeter comme indifférente toute chose étrangère.
Les biens n'ont en réalité que la valeur qu'on leur attribue,
telle est la grande leçon du stoïcisme.
Fait exception l'âme humaine, car c'est elle qui a ce pouvoir d'estimer les choses ou de s'en détacher.
Elle seule, par
conséquent, a du prix, et son soin est l'unique préoccupation du sage.
Or, le soin de l'âme commande de ne s'attacher
à rien qui lui soit étranger, et qui pourrait tel un parasite en détruire la vigueur.
Le « châtiment » dont Épictète menace
celui qui ne suivrait pas la voie qu'il indique, c'est bien entendu la servitude.
Celui qui dérobe ce qui ne lui appartient.
»
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