"En toutes choses suivre la nature ?"
Publié le 03/11/2022
Extrait du document
«
Dissertation
« En toutes choses suivre la nature » ?
« En toutes choses, il faut suivre la nature» : tel était le précepte des
Stoïciens.
Ce précepte est tout de même très énigmatique et il faut
d’abord en éclaircir le sens.
Comme il s’agit d’un précepte, il suppose
que les hommes puissent ne pas suivre la nature, qu’ils puissent même
avoir des comportements « contre nature».
Mais si nous désignons par
«nature» tout ce qui est, comment les hommes pourraient-ils ne pas
suivre la nature, eux qui ne sont qu’une partie de la nature, un «mode
fini de la substance infinie» pour parler comme Spinoza ? D’un autre
côté, nous avons coutume de penser le processus de la civilisation
humaine comme un arrachement à la nature, le passage de la
«sauvagerie» naturelle à la vie civile, lequel suppose l’imposition de lois
«instituées» par opposition à la vie naturelle et l’inculcation d’une
éducation qui s’oppose en tous points à l’impulsion de la nature.
Entre
une vision purement objectiviste de la nature et le travail de constitution
de la subjectivité qu’est la culture,reste-t-il une place pour les préceptes
des Stoïciens? Si nous nous transportons par la pensée dans le
contexte de la philosophie antique, il est nécessaire de nous défaire de
la vision de la nature comme l’ensemble de phénomènes liés par des
lois constantes, mathématiques, vision qui est celle qu’a imposée la
science moderne à partir de Galilée et Newton.
La nature, pour les
premiers philosophes présocratiques, comme pour Aristote ou pour les
Stoïciens, n’est pas séparée du monde humain.
D’un côté, l’homme doit
y prendre sa place, à sa juste mesure.
Mais d’un autre côté, elle est la
projection idéale d’une conception morale de la vie commune des
hommes.
Le microcosme de la cité et le macrocosme se répondent et la
nature n’est pas étrangère à la «société du genre humain», pour
reprendre ici une formule de Cicéron.
Affirmer que l’on doit suivre la
nature, c’est d’abord refuser de vouloir plier le réel à nos caprices.
Les
lois humaines ne doivent pas dépendre des conventions sociales, mais
bien de la nature des choses.
Si chaque homme n’écoute que sa raison
naturelle, il découvrira un commandement légitime et partout reconnu
qui donne sa validité à la loi adoptée par la cité des hommes.
Ainsi,
«suivre la nature»,cela signifie plusieurs idées essentielles.
La première
idée est que la nature est providentielle.
Nous n’avons pas à nous en
plaindre et si nous devons récriminer, ce n’est pas contre une mauvaise
nature, mais d’abord contre nous-mêmes.
Le consentement à la
destinée n’est pas un plat fatalisme qui nous dessaisirait de nousmêmes.
Il est une invitation à accepter l’ordre des choses et à travailler
sur ce qui seul dépend de nous, à savoir nos représentations.
Descartes
s’inspire à l’évidence du stoïcisme quand il écrit dans le Discours de la
méthode: « Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me
vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde, et
généralement de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit
entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu’après que
nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont
extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous
absolument impossible.
» (IIIe partie)
La fortune est l’enchevêtrement imprévisible des événements naturels,
qui échappe à tout jamais à notre maîtrise.
Ce qui nous permet de
l’accepter sans rechigner, c’est
seulement la conviction que la nature fait les choses au mieux, même si
nous ne le percevons pas immédiatement.
Certes le malheur peut nous
frapper – la maladie, la mort d’un proche, la guerre ou les catastrophes
naturelles.
Mais naturellement nous sommes doués de la raison qui
nous permet de ne pas être soumis aux effets de ces événements qui ne
dépendent pas de nous.
Or les seules choses bonnes sont celles qui
dépendent de nous.
Les choses mauvaises dépendent de nous
également, mais alors de notre incapacité à nous gouverner nousmêmes et toutes autres choses (les heurs et malheurs de l’existence)
doivent être tenues pour indifférentes.
Dans ce contexte, s’abandonner
aux passions, ce n’est rien que s’abandonner soi-même et non suivre la
nature.
Il s’en déduit que nous devons accepter notre condition
d’hommes.
«Souviens-toi que tu dois mourir» : le memento mori nous
met en garde contre les vanités du monde, contre l’attachement excessif
aux biens matériels éphémères, à l’honneur et à la gloire.
Naître et
mourir sont choses naturelles, que nous devons accepter comme elles
viennent.
Il ne s’en déduit que l’on ne doive rien faire.
Si je suis malade,
il est naturel que je me rende chez le médecin – le stoïcisme refuse «
l’argument paresseux » : si tout est écrit dans le grand rouleau, comme
dirait Jacques le Fataliste devisant avec son maître dans le roman de
Diderot, à quoi bon se donner la peine de l’action ? Ce reproche est
injuste.
Marc-Aurèle donne l’exemple de cette non-indifférence
stoïcienne à l’égard du politique.
Faire son «métier d’homme», c’est
assumer son devoir de citoyen, à quelque place que le sort nous ait mis.
Si la philosophie est l’activité propre au loisir, «le sage doit aussi le
quitter pour s’occuper des affaires publiques» affirme Cicéron, ce qui est
la conséquence directe de la thèse de la communauté du genre et de la
sociabilité naturelle de l’homme.
La troisième grande idée stoïcienne est
qu’il existe un droit naturel qui nous dit clairement comment nous devons
nous comporter.
Le monde est un «gros animal» dont toutes les parties
sont liées organiquement.
Si nous avons des devoirs envers les autres
humains, c’est parce qu’ils font partie de la même grande famille qu’est
cette société du genre humain et, de la même façon que les animaux
s’occupent de leurs petits nous devons prendre soin d’un autre homme
simplement parce qu’il est homme, comme le dit Cicéron dans le traité
Des devoirs.
Certains stoïciens grecs hyuyuyygtferont même de ce droit
naturel une arme critique contre les institutions sociales existantes, ainsi
de la dénonciation de l’esclavage qui est seulement connu dans
certaines sociétés humaines et inconnu chez les animaux.
Il y a même
souvent chez les Stoïciens un solide mépris des conventions sociales
qui semble inspiré de Diogène le Cynique, lequel se présentait comme
un disciple de Socrate – même si le Socrate de Diogène ne ressemble
guère à celui de Platon.
Le renouveau stoïcien au VVIIe siècle jouera un
grand rôle dans l’émergence des idées nouvelles en politique et en
morale.
Diderot dans son Essai sur les règnes de Claude et Néron
dialogue avec le stoïcisme et comme chez les Stoïciens l’idée de nature
jouera, bien que de manière très différente, un rôle majeur dans la
critique sociale.
Mais il apparaît bientôt que ce recours à la nature sur le
plan moral et juridique est fort ambigu.
Le marquis de Sade reprend les
adages stoïciens, revus et corrigés par les philosophes des Lumières,
mais il en tire des conclusions plus désagréables.
Si nous prenons
plaisir à violer les interdits sociaux, notamment en matière sexuelle, c’est
que ces interdits ne sont nullement naturels, mais seulement
conventionnels.
Ces conventions, affirme Dolmancé, le porteparole de Sade dans La philosophie dans le boudoir , sont des produits
des superstitions du passé.
Mais comme la science défait les
superstitions religieuses, il est temps de se défaire des superstitions
morales.
Le principe de jouissance est érigé en loi naturelle supérieure
et demande la liquidation de tous les tabous moraux, y compris les
prohibitions fondamentales concernant l’inceste et le meurtre.
C’est
pourquoi Dolmancé affirme: «Il n’y a de dangereux dans le monde que la
pitié et la bienfaisance ; la bonté n’est jamais qu’une faiblesse
passagère dont l’ingratitude et l’impertinence des faibles forcent toujours
les honnêtes gens à se repentir.» Il ne faut donc jamais se fier à son
cœur, qui trompe parce qu’il n’est jamais....
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- « L'homme, interprète et ministre de la nature, n'étend ses connaissances et son action qu'à mesure qu'il découvre l'ordre naturel des choses, soit par l'observation soit par la réflexion ; il ne sait et ne peut rien de plus. » Bacon, Novum Organum, 1620
- Le droit est-il fondé sur la nature des choses ou sur la volonté du législateur ?
- HEGEL: Les choses de la nature
- La nature fait-elle bien les choses ?
- LES MOTS PEUVENT-ILS RENDRE COMPTE DE LA NATURE DES CHOSES ?