En quel sens peut-on dire que l’homme est l’interprète de la nature ?
Extrait du document
«
Analyse du sujet :
L'homme vit dans la nature, elle fait partie de son environnement.
Or, l'homme, être doué de raison, cherche sans cesse à rendre compte, à expliquer ce qui l'entoure.
Alors en quel sens peut-on dire que l'homme est l'interprète de
la nature ? Autrement dit, l'homme établit-il une connaissance, un savoir de la nature, ou bien ne fait-il que l'interpréter, c'est-à-dire lui conférer un sens qu'elle n'a pas ? Donner un sens à la nature revient pour l'homme à la
comprendre mais également à la soumettre, à la faire entrer dans des lois.
Ces lois pré existent elles à leur énoncé scientifique ?
Ce sujet nous pose la question de la connaissance de la nature que l'homme propose : est-elle connaissance ou simple interprétation subjective ?
Proposition de plan :
I ] Les lois physiques trouvent une réponse : l'homme connaît la nature :
L'homme, être doué de raison, semble être fait pour pouvoir connaître la nature.
Bible : l'homme doit maîtriser la terre.
Or, la connaissance est une domination, une maîtrise : on domine ce qu'on ne connaissait pas avec des concepts.
La Terre est un livre que seul l'homme peut lire :
Galilée, L'essayeur (Il Saggiatore), 1623 : «La philosophie est écrite dans ce vaste livre qui constamment se tient ouvert devant nos yeux (je veux dire l'Univers), et on ne peut le comprendre si d'abord on n'apprend pas à connaître
la langue et les caractéristiques dans lesquels il est écrit.
Or, il est écrit en langue mathématique.»
Le monde est donc à déchiffrer, à comprendre.
Galilée est un savant du XVI ième siècle, connu comme le véritable fondateur de la physique moderne, et l'homme auquel l'Inquisition intenta un procès pour avoir soutenu que la Terre tournait sur elle-même et autour du soleil.
Dans un ouvrage polémique, « L'essayeur », écrit en 1623, on lit cette phrase :
« La philosophie [ici synonyme de science] est écrite dans ce très vaste livre qui constamment se tient ouvert devant nos yeux –je veux dire l'univers- mais on ne peut le comprendre si d'abord on n'apprend pas à comprendre
la langue et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit.
Or il est écrit en langage mathématique et ses caractères sont les triangles, les cercles, et autres figures géométriques, sans lesquels il est absolument
impossible d'en comprendre un mot, sans lesquels on erre vraiment dans un labyrinthe obscur .
»
Dans notre citation, la nature est comparée à un livre, que la science a pour but de déchiffrer.
Mais l'alphabet qui permettrait de lire cet ouvrage, d'arracher à l'univers ses secrets, ce sont les mathématiques.
Faire de la physique,
saisir les lois de la nature, c'est d'abord calculer, faire des mathématiques.
Galilée est le premier à pratiquer la physique telle que nous la connaissons: celle où les lois de la nature sont écrites sous forme d'équations
mathématiques, et où les paramètres se mesurent.
Pour un homme du vingtième siècle cette imbrication de la physique et des mathématiques va de soi, comme il semble évident que nous devons mesurer et calculer les phénomènes observés.
Pourtant, c'est une véritable
révolution qui se manifeste dans ces lignes : elles signent la fin d'une tradition d'au moins vingt et un siècle.
La tradition inaugurée par Aristote, et que Saint Thomas a christianisé au treizième siècle.
Pour comprendre la portée
de cette révolution qui manifeste et renforce une véritable crise de civilisation, il faut d'abord exposer la vision du monde et des sciences qui prédominait jusqu'à Galilée.
Koyré a magnifiquement résumé le changement du monde qui s'opère entre le XVI ième et le XVII ième : on passe du « monde clos à l'univers infini ».
Pour les anciens, le monde était fini, comparable à une sphère, dont le centre était la Terre, immobile au centre du monde, et la circonférence les étoiles fixes.
L'espace est non seulement fini, clos, achevé, mais parfaitement
ordonné.
De plus, les anciens séparaient ce monde en deux zones : le supralunaire (au-dessus de la Lune), et le sublunaire (au-dessous de la Lune).
Ils croyaient que le monde supralunaire était parfait, immuable, car on observe à l'œil nu
que le cours des astres est régulier, et toujours identique, et l'un ne peut voir aucun accident, aucun changement à la surface des étoiles.
Par contre, sur Terre, tout change, tout se modifie constamment : les choses apparaissent,
se transforment et meurent.
Tout est dans un perpétuel changement.
Notre monde était considéré comme celui de la génération et de la corruption, par opposition à celui des astres.
C'est ainsi qu'on en arrivait à penser une hiérarchie et une imitation d'un monde à un autre.
Notre monde imparfait et changeant tentait d'imiter le caractère incorruptible et parfait du monde des étoiles.
Par exemple, si l'individu
doit mourir, en se reproduisant il perpétue l'espèce.
L'individu meurt mais l'espèce est immortelle.
Se reproduire revient à tenter d'imiter, autant qu'il se possible, l'immortalité du monde supralunaire.
On a donc un monde orienté de façon absolue.
Non seulement la Terre est le centre du monde, mais chaque chose a sa place naturelle, chaque élément son lieu naturel.
Ainsi la pierre est attirée par la terre, et y retombera toujours
si on la lance, ainsi le feu « monte » vers son lieu naturel, l'éther.
Cette vision du mode est celle d'un cosmos, clos, achevé, hiérarchisé.
Chaque chose, dont l'homme, y a sa place et sa fonction.
Enfin, cette vision, qui est celle que les contemporains de Galilée reçoivent d'Aristote, interdit que l'on fasse de la physique mathématique.
La physique s'occupe des corps concrets & naturels.
La mathématique s'occupe d'objets
abstraits.
On ne trouve pas sur Terre d'objets parfaitement sphériques comme ceux qu'étudient les mathématiques, on ne trouve pas dans la nature où tout est en trois dimensions de cercle censé se situer dans un espace à deux
dimensions, puisque le cercle mathématique n'a pas d'épaisseur.
Avec les découvertes de Galilée, tout change.
Galilée est le premier à avoir l'idée de pointer la lunette récemment découverte sur le ciel.
Il découvre des tâches solaires, des volcans et des cratères lunaires, et montre que la
voie lactée est faite de milliers d'étoiles.
C'est donc que le monde supralunaire n'est pas parfait, immuable, incorruptible.
Ces cratères et ces tâches sont le signe qu'il y a changement, génération & corruption partout dans
l'univers.
Galilée est le premier à formuler correctement la loi de la chute des corps, à calculer le rapport de la distance parcourue par un objet qui tombe, le temps de la chute et sa vitesse.
Il montre alors deux choses :
Ø Il n'y a pas de lieu naturel des corps, la notion de mouvement est relative à la place et au mouvement de celui qui observe.
Par exemple si un marin en haut d'un mât laisse tomber une pierre sur le bateau, il verra la pierre tomber
en ligne droite.
Mais un observateur sur un pont verra la pierre tomber suivant une parabole.
Ou encore si je suis dans un train, j'ai l'impression d'être immobile et que les objets hors du train se meuvent ;
Ø On peut exprimer le mouvement des corps et prévoir leur chute grâce à une formulation mathématique.
Les mathématiques peuvent servir de « langage » pour décrire la réalité concrète des corps physiques.
Enfin, Galilée en vient à soutenir que Copernic avait raison : la Terre n'est pas au centre du monde ; elle n'est pas immobile.
C'est le soleil qui est au centre du monde, et la Terre tourne autour de lui et sur elle-même.
De plus, le
monde n'est certainement pas fini, mais infini.
Avec toutes ces découvertes, c'en est terminé du monde tel que l'Antiquité puis le Moyen-Age se le représentaient.
Galilée ouvre une crise extrêmement grave : toute une vision du monde s'écroule.
L'homme perd sa place
au centre du monde.
Il n'a plus de fonction définie au sein du monde hiérarchisé et fini : il est sur une planète comme une autre, perdu dans une infinité.
Il n'a plus de monde à imiter : la nature n'est plus qu'un livre froid,
désenchanté, accessible à l'abstraction mathématique.
Pour les anciens, le monde était « plein de dieux » (Héraclite), pour les chrétiens médiéval, il chantait la gloire de Dieu par sa beauté, son ordre, sa perfection.
Pour les savants de XVII ième siècle, il est « écrit en langage
mathématique », dans la froide abstraction des figures géométriques.
Il ne parle plus au cœur de l'homme, il ne l'entretient plus de la gloire de Dieu, il faut, au contraire, péniblement le déchiffrer grâce à la langue la plus rationnelle
et la plus glacée qui soit : les mathématiques.
Un accusateur de Galilée le dira ; si celui-ci a raison, nous ne sommes plus le centre du monde mais « comme des fourmis attachées à un ballon » : des êtres insignifiants sur une
planète comme les autres.
Ce sont Descartes & Pascal qui tireront les conséquences philosophiques et théologiques de cette révolution dans les sciences.
Ce sont eux qui comprendront qu'il faut absolument redéfinir la place de l'homme dans ce monde
infini et glacé où rien ne lui indique ni son lieu ni sa fonction.
D'ailleurs, les lois physiques, notamment, illustrent cette connaissance du monde et de la nature :
Les lois physiques ne sont pas des interprétations hasardeuses de la nature puisqu'elles trouvent une logique qui se reproduit.
La prévisibilité montre que ces lois sont des connaissances de la nature, et non pas de simples
interprétations.
II ] Il n'y a rien à comprendre dans la nature :
La nature n'est pas là en vue d'être comprise :
Il semble quelque peu dogmatique de penser que la nature est faite pour être comprise par l'homme, qu'elle est l'oeuvre que Dieu a créé pour l'homme et qu'il lui a donné des clefs pour la comprendre.
La nature est silencieuse, elle ne dit rien, elle est indifférente à l'homme :
C'est l'anthropocentrisme qui nous fait croire que la nature a quelque chose à voir avec l'homme et qu'on peut la comprendre.
On ne fait que l'interpréter car elle n'a rien à dire, elle est indifférente à l'homme, ne répond pas à ses
besoins.
Tout comme le blé ne pousse pas afin que l'homme puisse se nourrir, il n'y a pas de logique à trouver pour apaiser la raison humaine.
La nature est chaotique :
Cf Kant, Critique de la raison pure : la nature est par essence chaotique.
C'est nous qui mettons de la forme.
En somme, là où nous voyons une sphère blanche dans un ciel sombre, il n'y a pas de forme, ces formes et ces couleurs
n'existent que dans notre esprit, qui a besoin, pour le comprendre et donc y vivre, d'établir le monde selon des catégories (notamment celles du temps et de l'espace, qui ne sont que des catégories de la raison pure, et n'existent
pas dans le monde, hors de notre perception).
De même que la totalité de la nature est un ensemble de phénomènes interdépendants liés par des règles, notre entendement en ses actes est lui aussi régi par des règles.
Plus encore, il est
la source et la faculté de penser les règles.
Dans l'acte de connaître, notre sensibilité nous fournit des intuitions, et l'entendement soumet ces représentations sensorielles à des règles.
La
logique a pour objet les règles auxquelles est soumis notre entendement.
Elle est donc la science des simples formes de la pensée en général.
Elle est la connaissance des règles abstraites qui
permettent à notre entendement de fournir les siennes.
C'est la science de la pensée en général, en dehors de toute matière déterminée.
Elle est par conséquent au fondement de toutes les
autres sciences et la propédeutique à tout usage possible de l'entendement.
Elle ne peut cependant être un "organon" des sciences, c'est-à-dire un outil, comme peuvent l'être en revanche les
mathématiques.
C'est qu'elle ne fournit pas d'indications sur la manière d'atteindre certaines connaissances et d'élargir ainsi le domaine des vérités scientifiques.
Elle est un "canon" : elle
formule les lois nécessaires que la pensée doit respecter et vérifie si l'entendement dans son travail d'application est resté en accord avec lui-même.
On peut donc la définir comme un "art
rationnel universel".
"J'entends sous le nom de canon l'ensemble des principes a priori qui fixent l'usage légitime de notre faculté de connaître." Si la mathématique est un excellent "organon",
c'est qu'elle est la science qui contient le principe d'extension de notre connaissance, par ses jugements synthétiques a priori.
La logique, au contraire, n'empiète sur aucune science ni ne
l'étend d'une quelconque manière, elle est l'art universel de la raison d'accorder nos connaissances en général à la forme de l'entendement.
Elle n'emprunte donc ses principes à aucune
science, n'a aucun rapport à l'expérience, et ne contient que des lois a priori et nécessaires.
III ] L'homme n'a pas une connaissance complète de la nature, celle-ci est limitée par les limites humaines :
Nous ne pouvons pas connaître la nature entièrement :
Nous ne connaissons de la nature que ce que nos sens et notre esprit nous permettent de connaître, des animaux ont, par exemple, des sens que nous ne possédons pas, nous ne connaissons
alors pas le monde depuis cet aspect là (exemple : les requins marteaux détectent les ondes électriques à plusieurs mètres, même si la source électrique est enfouie sous le sable).
De plus,
notre esprit lui aussi a ses limites : nous ne pouvons penser ni l'infini ni le rien, comment alors pouvons nous comprendre l'Univers ?
il nous faut donc admettre que nous ne connaissons pas vraiment la nature mais l'interprétons, non pas au hasard, mais nous l'interprétons car nous ne sommes pas omniscients :
Dire que nous ne faisons qu'interpréter la nature semblait quelque peu négatif, mais ici, ce terme prend un autre sens : nous interprétons la nature car nous ne pouvons pas prétendre faire
davantage.
Nos limites ne permettent pas une connaissance absolue du monde.
Nous devons donc faire preuve d'humilité et admettre que nous ne savons pas tout et ne pouvons pas tout savoir.
Conclusion :
Si nous ne pouvons nier que les lois physiques prouvent, de par leur prévisibilité, entre autres, que nous ne faisons pas qu'interpréter la nature à notre guise, mais que nous la connaissons, il ne faut pas pour autant penser que le
monde est un livre que nous sommes capables de lire.
En effet, la Terre n'est pas là dans le but que l'homme la comprenne.
Il est nécessaire de quitter cet anthropocentrisme et de faire preuve d'humilité en admettant que notre
connaissance du monde est une interprétation, en fonction de nos sens, de nos limites psychiques et intellectuelles.
Cette « interprétations » n'est pas celle des artistes qui transforment le monde à leur guise dans leurs oeuvres,
mais on peut toutefois établir un parallèle car notre connaissance du monde n'est que la connaissance que l'on peut en avoir.
IL n'est pas impossible que nous nous trompions sur les causes de certaines lois physiques, étant donné
que le monde ne nous est donné que dans la limite de nos sens et de notre raison.
Admettre que la raison n'est pas toute puissante, c'est le début de la sagesse philosophique.
« Je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien »,
disait Socrate, s'ouvrant ainsi à toutes les idées, car n'en tenant aucune pour définitivement acquise..
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