En face d'un enfant qui meurt, La Nausée ne fait pas le poids. Sartre
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«
En face d'un enfant qui meurt, La Nausée ne fait pas le poids.
Sartre
C'est dans le cadre d'un entretien accordé à Jacqueline Piatier pour le compte du journal Le Monde et publié le 18
avril 1964 sous le titre de « Jean-Paul Sartre s'explique sur Les Mots» que le philosophe et romancier français a
prononcé ce qui semble être une critique extrêmement sévère des limites de la littérature.
La formule de Sartre est devenue célèbre moins par son contenu que par les critiques qu'elle a suscitées et le
débat à l'origine duquel elle a été.
Ce que mesurait Sartre dans cet article, c'était l'immense décalage qui pouvait exister entre la littérature telle
qu'elle se faisait et continue à se faire en Occident et les problèmes dramatiques qui se posaient à la majorité de
l'humanité soumise à la faim et au sous-développement.
A quoi peut bien servir la littérature dans un tel monde où
les enfants, chaque jour, meurent de faim ? Même un grand roman — en l'occurrence, l'un des siens, La Nausée —
semble dérisoire devant une telle réalité.
La seule véritable littérature est celle qui, ayant pris la mesure du mal dans
le monde, se range aux côtés des opprimés pour peser de tout son poids dans leur lutte pour la dignité et
l'émancipation.
La prise de position de Sartre n'était pas exempte de dimension polémique.
Sartre y condamnait moins toute
littérature qu'il n'y opposait une littérature utile à une littérature inutile.
De manière un peu péremptoire,
Sartre affirmait qu'il était, par exemple, impossible de lire Robbe-Grillet dans un pays sous-développé.
Travail
complexe sur la matière même de la littérature, déconstruction sophistiquée du discours romanesque, l'oeuvre de
Robbe-Grillet passait aux yeux de Sartre pour l'exemple même du texte totalement déconnecté de la réalité
mondiale.
Derrière des affirmations très générales sur l'utilité et les limites de la littérature, c'était en fait une
nouvelle conception de la littérature — celle qu'incarnaient à l'époque les nouveaux romanciers — qui était mise en
cause.
Ceux-ci ne s'y trompèrent pas et répliquèrent à Sartre.
La confrontation donna même lieu à un débat public organisé
à la Mutualité par le journal Clarté et auquel participèrent Simone de Beauvoir, Yves Berger, Jean-Pierre Faye, Jean
Ricardou, Jean-Paul Sartre et Jorge Semprun.
Très clairement s'affrontaient deux conceptions de la littérature : la
littérature engagée et le nouveau roman.
(Le texte de ce débat a été publié sous le titre de Que peut la littérature?
en 1965, dans la collection L'Inédit.
10/18 ».)
Jean Ricardou qui s'affirmait à l'époque comme le théoricien du nouveau roman mit au centre de son intervention,
pour en proposer une critique, la formule de Sartre.
Il revient sur cette même formule dans un texte intitulé « Une
question nommée littérature » et figurant dans ses Problèmes du nouveau roman (1967).
La démonstration de
Ricardou constitue sans doute la plus juste des mises au point et la plus exacte des réfutations de la formule de
Sartre :
«Un enfant meurt de faim : cela est insupportable.
Si je cherche les raisons du caractère scandaleux de
l'événement, je vois qu'il faut sitôt y compter la littérature.
Je ne sache pas que Sartre s'inquiète trop des
innombrables massacres qui s'accomplissent chaque jour, systématiquement à la Villette *.
C'est que tous ces gens
en masse mis à mort n'avaient, très probablement, nul accès à la littérature.
Jamais ils n'auraient pu lire La Nausée;
jamais ils n'auraient écrit.
La littérature (plus généralement : « l'Art »), en sa double dimension de l'écriture et de la
lecture, est l'une des rares activités distinctives de l'homme.
C'est par la littérature qu'il se dégage des divers
mammifères supérieurs; c'est par elle qu'un certain visage spécifique lui est dessiné.
Que peut donc La Nausée? De
toute évidence, ce livre (et plusieurs autres...) détermine, par sa simple présence (et, nous le verrons, quelle qu'en
soit la fiction), l'espace dans lequel la mort d'un enfant par inanition est un scandale : il donne un sens à cette
mort.
Sans la présence de la littérature (et il faut entendre présence dans son acception la plus forte) quelque part
dans le monde, la mort d'un enfant n'aurait guère plus d'importance que celle, à l'abattoir, d'un animal quelconque.
»
En somme, il est vrai que devant un enfant qui meurt, La Nausée ne fait pas le poids, mais nous ne le saurions pas si
nous n'avions pas lu La Nausée ou quelque livre semblable..
»
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