Emmanuel Kant: L'insociable sociabilité est-elle le moteur de l'Histoire ?
Extrait du document
«
"J'entends ici par antagonisme l'insociable sociabilité des hommes, c'est-à-dire
leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d'une
répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société.
L'homme a un penchant à s'associer car dans un tel état, il se sent plus qu'homme
par le développement de ses dispositions naturelles.
Mais il manifeste aussi une
grande propension à se détacher, car il trouve en même temps en lui le caractère
d'insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et de ce fait, il
s'attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu'il se sait par luimême enclin à résister aux autres.
C'est cette résistance qui éveille toutes les
forces
de l'homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse et, sous l'impulsion
de l'ambition, de l'instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi
ses compagnons qu'il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer.
[...]
Remercions donc la nature pour cette humeur peu conciliante, pour la vanité
rivalisant dans l'envie, pour l'appétit insatiable de possession ou même de
domination.
Sans cela, toutes les dispositions naturelles excellentes de l'humanité
seraient étouffées dans un éternel sommeil."
Emmanuel Kant, La Philosophie de l'histoire (1784).
Ce que défend ce texte:
L'homme est un être contradictoire : deux principes antagonistes le dirigent et apparaissent chez lui sous la forme de «
penchants » ou « inclinations ».
D'abord celui de s'associer, car il sent que c'est dans l'union avec autrui qu'il peut davantage développer ses
dispositions naturelles, en particulier grâce à la division du travail qui favorise dans l'État toutes les activités qui
l'épanouiront.
Ce premier penchant, Kant le nomme sa « sociabilité ».
Mais il existe en même temps, chez lui, un second penchant : celui de se détacher des autres en recherchant
uniquement la satisfaction de son intérêt privé.
Cette tendance à s'isoler, en ne considérant que soi et son bien
propre, ce penchant à « vouloir tout diriger dans son sens », Kant le nomme « insociabilité ».
La conjugaison de ces deux forces donne ce principe étrange et paradoxal, « l'insociable sociabilité » que ce texte a
pour objet de nous présenter.
Kant cherche à dégager un principe qui permette de comprendre le mouvement de
l'histoire, afin d'essayer de lire, au-delà de la profusion des événements, quelque loi générale qui échapperait au
désordre apparent des conduites et des faits.
Ce principe, « l'insociable sociabilité », nous offre un angle de vue
suffisamment aigu pour nous permettre de saisir toute la complexité de l'histoire, en apparence absurde.
Une question mérite alors d'être posée.
On admet, en principe, que deux forces ou tendances opposées s'annulent et
aboutissent à cette paralysie qu'on appelle « immobilité », en physique.
Or, ici, cet antagonisme est au contraire
présenté comme un puissant moteur de l'histoire et du progrès humain, car c'est la résistance que chacun rencontre
dans la satisfaction de son intérêt propre qui éveille ses forces et le porte à se dépasser.
Il cherche alors « à se frayer
une place parmi ses compagnons, qu'il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer.
»
Il y a donc là comme un renversement de tendance, la cause (l'égoïsme) étant contraire à l'effet (le progrès), de telle
sorte que c'est son caractère antagoniste qui lui donne sa force et son efficacité.
De ce processus naissent en effet
les grands talents et les grandes oeuvres collectives.
Ce à quoi s'oppose cet extrait:
Ce texte de Kant n'est pas sans rappeler ce qu'Hegel appellera le « travail du négatif », expression qui décrit comment
les passions humaines aboutissent, chez l'homme, à l'instauration de la raison et au progrès de l'histoire.
Mais l'originalité du texte de Kant provient de la conception de la nature qu'il sous-entend : « Le moyen dont la nature
se sert pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme au sein de la société, pour
autant que celui-ci est cependant en fin de compte la cause d'une ordonnance régulière de cette société », écrit Kant
juste avant le début de l'extrait présenté ici.
Ainsi, l'ordre naît du désordre apparent et la nature n'est plus considérée comme un ensemble mécaniquement
déterminé et aveugle, mais comme un tout finalisé.
Elle accomplit en effet un projet (« dessein ») pour lequel elle
impose aux phénomènes une finalité, celle du développement des dispositions naturelles de l'homme.
Kant s'oppose
ainsi à tous ceux qui ne voient dans l'histoire que le règne du désordre et du hasard, mais il s'oppose aussi à ceux qui
cherchent le sens de l'histoire uniquement dans les luttes entre individus que celle-ci nous présente.
Contrairement à un auteur comme Marx qui, au XIX siècle, « séparera » en deux les forces antagonistes qui s'opposent
dans la société (le seigneur et le serf ; le roturier et le noble ; le bourgeois et le prolétaire – c'est-à-dire, en définitive,
l'opposition du maître et de l'esclave), Kant introduit cet antagonisme au coeur même des individus.
Ce n'est pas la société qui est, comme expression de la lutte des classes, antagoniste, mais l'homme lui-même.
Ce qui
laisse supposer qu'il n'est ni possible ni souhaitable de le réconcilier avec lui-même, sous peine de se priver du principal
moteur du développement humain..
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