Emmanuel Kant: La conscience est- elle le propre de l'homme ?
Extrait du document
«
"Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l'homme infiniment au-dessus de tous les autres
êtres vivants sur la terre.
Par là, il est une personne; et grâce à l'unité de la conscience dans tous les
changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c'est-à-dire un être entièrement
différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à
sa guise ; et ceci, même lorsqu'il ne peut pas encore dire le Je, car il l'a cependant
dans sa pensée.
Il faut remarquer que l'enfant, qui sait déjà parler assez correctement, ne
commence qu'assez tard (peut-être un an après), à dire Je; avant, il parle de soi à
la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour
lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je; à partir de ce jour,
il ne revient jamais à l'autre manière de parler.
Auparavant il ne faisait que se
sentir; maintenant il se pense."
Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique (1798), trad.
M.
Foucault, Vrin, 1984.
Ce que défend ce texte:
Ce texte de Kant situe très exactement la frontière qui permet de séparer l'homme de
l'animal et ce, en posant entre eux une barrière infranchissable.
Les animaux ont-ils une conscience? Certes, le monde animal n'est pas homogène, et entre l'abeille, qui manifeste
l'instinct le plus aveugle, et les mammifères, qui paraissent exprimer une certaine intelligence, les différences sont
telles que la question ainsi posée, dans sa généralité, n'a pas vraiment de sens.
Toutefois, l'homme, et lui seul, possède le « Je dans sa représentation», c'est-à-dire la capacité de se représenter luimême et de se penser comme un «moi», par-delà la multiplicité et la mobilité de ses contenus de conscience et de ses
sensations.
Capacité que ne possède aucun autre animal, car l'homme seul a conscience de soi.
Telle est la thèse que Kant cherche à défendre ici, et qui a pour conséquence de poser que ce pouvoir « élève l'homme
infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre ».
Les animaux sont en effet soumis à la puissance des stimuli, c'est-à-dire des stimulations sensorielles vis-à-vis
desquelles ils ne se distinguent pas.
Ils sont pris dans le stimulus, et sont pour cela comme dans un présent absolu,
celui de son actualité.
L'homme, au contraire, ordonne ses sensations autour de la représentation de son moi, ce qui le place non plus dans le
monde, mais face au monde.
Dans le premier cas, il aurait fait un avec le stimulus; dans le second, il se distingue de lui
et l'objet perçu devient précisément à ce moment-là «ob-jet », c'est-à-dire une réalité placée (jectum) devant (ob)
moi.
Ce processus nous autorise alors à dire que «par là, il est une personne» qui se distingue de tous les changements
perçus, grâce à l'idée de l'unité et de la permanence de son moi.
Ce à quoi s'oppose cet extrait:
Kant s'oppose ici à tous ceux qui prêtent, tel le philosophe Condillac au 18e siècle, une conscience et des pensées
secrètes aux animaux.
Qui nous dit, demandait Condillac, que les insectes (les fourmis, par exemple, si prévoyantes et
organisées) ne discutent pas dans une langue inconnue des hommes ? Et déjà, au 17e siècle, Montaigne évoquait dans
les Essais l'histoire de cet éléphant amoureux d'une jeune fleuriste...
L'analyse de Kant pose que les spéculations de ce genre sont vaines.
L'homme, et lui seul, peut se penser comme «une
seule et même personne» et ne se confond pas avec la multiplicité des sensations qu'il reçoit.
Cette pensée le place à
un rang bien différent de celui des animaux, qui ne possèdent pas la conscience de soi.
Mais qu'en est-il de l'enfant, voire du nourrisson, qui ne peut pas encore prononcer ce mot «Je» et qui ne reconnaît
même pas son image dans un miroir ? En un certain sens, tant qu'il n'a pas encore atteint cette conscience de soi que
rend possible la représentation de l'unité du « Je », l'enfant n'a pas encore pleinement réalisé son état d'humanité.
Humain potentiel, il ne se
démarquera définitivement de l'animal que par cette conscience même.
Il faut remarquer, nous précise Kant, que l'enfant sait déjà parler assez correctement avant d'avoir pleinement atteint
ce stade, puisque ce n'est qu'assez tard («peut-être un an après») qu'il commence à dire «Je ».
Auparavant, il parlait
de lui à la troisième personne, reprenant les formules du discours de la mère (« Pierre a faim?»), sans pouvoir les
rapporter à la conscience de son moi.
D'une certaine manière, il ne se distingue pas encore du monde extérieur, il n'est pas face au monde, phénomène que
les psychologues du 20e siècle qualifieront, bien après l'analyse de Kant, de phase du « moi-tout» ou du «moiunivers», par opposition au «moi-je».
Dans cette phase d'indistinction, l'enfant ne se pense pas encore, il se «sent»
dans la présence des sensations qui l'assaillent, mais sans s'en distinguer comme sujet.
Le moment décisif, celui du
passage à son humanité effective, coïncide bien avec cette possibilité, articulée à la parole, de se désigner lui-même
en disant « Je»..
»
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