Douter de tout - scepticisme et dialogue
Publié le 02/11/2022
Extrait du document
«
Une tendance profonde de la pensée humaine, dont le scepticisme antique est sans doute le meilleur
exemple, qui consiste à remettre en question la vérité, du simple fait que le doute puisse s’introduire
dans n’importe quelle pensée.
Il est en effet probable que si toute connaissance peut être remise en
question, c’est que la vérité se trouve définitivement hors d’atteinte, puisque celle-ci est
classiquement définie comme ce dont on ne peut pas douter.
C’est donc l’histoire de la lente
construction du savoir, de la patiente appropriation de la vérité en utilisant précisément le doute
comme outil.
Ainsi, on peut légitimement se demander si douter, ce soit nécessairement renoncer à
la vérité.
Une telle réflexion implique d’évaluer les raisons respectives sur lesquelles s’appuient les
positions sceptiques et l’espèce de foi en la possibilité de la vérité qui anime la plus grande partie de
la pensée, foi qui devra être toutefois confrontée à ce qu’on pourrait appeler son propre échec, à
moins d’imaginer que le renoncement à la vérité puisse être, curieusement, la meilleure manière de
lui être fidèle.
1 A – Le dialogue quotidien, l’habitude que nous avons de débattre nous familiarisent avec cette
idée que les avis divergent, qu’il n’y a jamais tout le monde d’accord sur un sujet.
Nous y sommes
d’autant plus habitués que nous somme capables de nous méfier du consensus , facilement perçu
comme une facilité ou une pensée unique.
Néanmoins, ce que nous appelons « liberté de pensée »,
est une nécessaire tolérance revendiquée au moins pour notre propre pensée, constitue un évident
obstacle à l’atteinte de la vérité, puisque celle-ci est classiquement considérée comme devant être
unique.
Ce sont, comme souvent en ce domaine, les sciences mathématiques qui nous servent de
modèle : il n’y règne aucune liberté de pensée, au sens où quiconque ne peut pas choisir de tenir des
discours divergents par rapport à ce qui est reconnu comme mathématiquement vrai, à moins de
remettre en question la théorie elle-même, ce qui impliquerait un processus complexe au cours
duquel il faudrait démontrer la véracité de ce nouveau discours, et en convaincre la communauté
des mathématiciens.
Ainsi, diversité des opinions et vérité sont elles incompatibles : si vérité il y a,
elle doit être unique, universelle, absolue.
Or, comme elle ne l’est jamais : comme on peut toujours
jeter le doute sur n’importe quel discours, il semble bien que ce doute doive nous faire renoncer à la
vérité.
B – On objectera qu’on vient pourtant de montrer qu’en mathématiques au moins, on obtenait des
jugements répondant aux critères d’unicité, d’universalité et d’absolu.
C’est d’ailleurs pour cette
raison que tous les philosophes en quête de méthode de pensée qui soit certaine, ont appuyé cette
méthode sur les préceptes mathématiques.
Au-delà des mathématiques, ce sont les règles de la
logique qui semblent pouvoir garantir de parvenir à la vérité en rendant le doute inopérant.
Cependant, on sait aussi que les règles logiques sont des règles qui ne garantissent que la rigueur
formelle des jugements.
C’est ainsi que la forme logique qu’est le syllogisme, construite sur le
modèle « Tous les hommes sont mortels – Socrate est un homme – Donc Socrate est mortel », peut
aussi aboutir à des jugements formellement justes, mais concrètement faux, sur le modèle suivant :
« Tout ce qui est rare est cher – Un cheval bon marché est rare – Donc un cheval bon marché est
cher » ; c’est là le propre de ce qu’on appelle le paradoxe, qui n’impressionne l’esprit que parce
qu’il se présente sous une forme logiquement rigoureuse tout en affirmant des aberrations.
D’autre
part, aussi rigoureux soit il, un raisonnement logique s’appuie sur des postulats qui, eux-mêmes, ne
peuvent pas être prouvés, sinon, la chaîne de l’argumentation serait sans fin puisqu’il faudrait
trouver à chaque raison une première raison.
Il faut bien, dès lors, une raison première qu’on devra
considérer comme évidente, et ce sans qu’on puisse en donner les raisons.
Cette nécessité, pour tout
système logique, de s’appuyer sur des postulats invérifiables, créera au vingtième siècle, quand on
réalisera qu’elle touche aussi les mathématiques, une « crise des fondements » telle qu’on devra
admettre qu’il peut exister plusieurs algèbres, plusieurs géométries.
Le caractère absolu des énoncés
mathématiques disparaît donc pour laisser la place à une diversité qui ne peut plus s’appeler « vérité
», du moins pas selon les critères qui ont prévalu jusque là.
C – C’est pour cette raison que dès l’antiquité, les sceptiques, à la suite de Pyrrhon, vont préconiser
la suspension permanente du jugement.
En effet, si tout peut être affirmé, comme le démontrent à
l’époque les sophistes, qui appuient toute leur pratique sur ce principe (il n’y a aucun jugement dont
on ne puisse argumenter son contraire), alors rien ne vaut la peine d’être vraiment affirmé.
Tout
jugement devient relatif à celui qui l’énonce, au lieu où il se trouve, à la période où il vit, au langage
dans lequel il s’exprime.
Ainsi, ce qui est vrai pour untel pourra être considéré comme faux par tel
autre.
On trouve les traces de ce relativisme dans ces formes de relations à l’autre qui en acceptent
tout, sous prétexte du respect de la différence.
Derrière la bonne intention et l’ouverture, il faut en
fait lire l’abandon de la prétention à détenir soi-même la vérité (je peux me tromper, et j’accorde le
droit à autrui d’être dans une autre erreur que la mienne), et l’abandon pur et simple de toute idée de
vérité universelle.
Au lieu d’accepter ainsi comme potentiellement vraie la première opinion venue
(fût elle la nôtre), les sceptiques refuseront d’accorder la moindre confiance en une quelconque
opinion, renonçant ainsi de fait à la vérité.
Transition
Le problème que pose cette attitude, c’est qu’elle est elle-même curieusement dogmatique : refuser
le jugement, c’est affirmer que le jugement ne vaut rien.
Mais pour l’affirmer, encore faut il
accorder à ce jugement une valeur.
Il y a donc pour le sceptique au moins un jugement qui est
considéré comme vrai, et c’est précisément celui qui veut que rien ne puisse être accepté comme
vrai.
On l’a vu plus haut, le paradoxe se glisse partout, même chez ceux qui prétendent le plus
pouvoir y échapper.
Il n’est dès lors pas certain qu’on puisse si facilement échapper à la vérité.
Aussi, si il est nécessaire de juger, mieux vaut le faire de la manière la plus prudente possible, étant
entendu que cette prudence ne pourra pas consister en une simple abstention du jugement.
2 A – C’est ainsi que le doute peut tout à fait constituer une méthode pour ceux qui cherchent la
vérité, et n’y ont pas renoncé.
C’est le cas, en particulier, de la recherche scientifique.
Contrairement à l’image simpliste qu’on peut en avoir, celle-ci ne consiste pas en une simple
accumulation de connaissances définitives.
Si c’était le cas, il ne s’agirait que de découvertes
cumulatives, qui ne produiraient jamais de contradiction.
Or c’est exactement l’inverse qui se
produit : toute l’activité scientifique s’articule sur la mise en doute de ce qui est considéré comme
évident, y compris par la culture scientifique elle-même.
Ainsi la recherche scientifique se situe telle à mi chemin entre scepticisme et dogmatisme, ne renonçant pas à la vérité, mais ne prétendant
pas la posséder.
Pour que la science travaille, elle doit pouvoir remettre en question ses propres
productions, ses propres hypothèses.
Par exemple, on attribue (peut être à tort, mais la découverte
date de cette période) à Aristote l’un des premiers arguments permettant d’affirmer que la terre n’est
pas plate, mais sphérique.
On constatait en effet que quand un bateau arrivait à l’horizon, on en
voyait tout d’abord le haut des voiles, ce qui serait impossible sur une surface plane.
Ce simple
phénomène est ce qu’on appelle un « fait polémique », c’est-à-dire une observation qui conduit à
remettre en question les connaissances prétendument établies.
On peut en déduire dès lors que
contrairement à la caricature qui est souvent faite de la science, celle-ci renoncerait précisément à la
vérité si elle arrêtait de douter, en restant enfermée dans ses conceptions erronées.
C’est d’ailleurs
dans ses périodes dogmatiques que la science se perd et s’éloigne de la vérité, alors même qu’elle
croit l’avoir saisie.
C’est ainsi qu’Albert Einstein, après avoir mis en doute de manière
révolutionnaire la physique de Newton, refusa de remettre en question le déterminisme auquel il
adhérait lui-même, et répondait systématiquement aux premiers tenants de la physique quantique : «
Dieu ne joue pas aux dés ».
Cette position dogmatique (qui s’apparente ici à un postulat) fut
l’obstacle qu’Einstein ne réussît pas à franchir, et l’empêcha de cheminer vers la vérité.
B – Un tel usage du doute relève de ce que Descartes a défini, au dix-septième siècle, sous le nom
de « doute méthodique ».
Le principe en est simple : face au constat de la diversité des
connaissances, et de leur fréquente contradiction, on pourrait céder à la tentation sceptique et s’en
tenir à la suspension du jugement.
Mais Descartes refuse ce renoncement.
C’est la raison pour
laquelle il propose une méthode qui s’articule autour du doute, considéré ici non pas comme un but
à poursuivre, mais comme un moyen devant être dépassé.
Il considère dès lors « pour faux tout ce
qui n’était que vraisemblable ».
En d’autres termes, il s’agit de douter volontairement des
connaissances, pour les mettre à l’épreuve.
Si elles n’y résistent pas, on doit les considérer comme
fausses, par prudence.
Si elles y résistent, on peut les considérer comme indubitables, et par
conséquent comme vraies.
Le Discours de la méthode constitue donc le récit des conditions dans
lesquelles se pratique ce doute, et des effets qu’il produit.
Il n’est pas question dans ce livre de faire
le plaidoyer du scepticisme.
Il s’agit seulement d’en prendre le risque, car on peut imaginer
qu’aucune connaissance ne résiste au doute, et qu’on doive se résigner au scepticisme.
Mais
Descartes n’en fait pas un but a priori.
Son objectif....
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