Doit-on satisfaire tous ses désirs ?
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«
Introduction
Au premier abord, je désire ce que je n'ai pas : quelque chose me manque et j'en souffre.
Il semble alors naturel que je souhaite satisfaire mes désirs pour combler le manque.
L'objet du désir m'apaise et concourt à mon bonheur.
Toutefois, une telle satisfaction est-elle toujours possible ? N'existe-t-il pas, au moins, des rêves irréalisables ? Ou des désirs mauvais, inquiétants, qu'il vaudrait mieux ne pas réaliser? Dès lors, doit-on vraiment souhaiter
satisfaire tous ses désirs ? Par exemple, Epicure montre que certains désirs non naturels et non nécessaires sont dangereux et empêchent d'atteindre la sagesse ? Ne faut-il donc pas opérer une classification des désirs et ne
souhaiter en réaliser que certains ? Toutefois, le désir n'est-il pas l'essence de l'homme, le carburant de son existence ? Dans ce cas, y a-t-il vraiment un sens à vouloir le maîtriser ?
Un principe d'existence : satisfaire tous ses désirs
Dans le Gorgias de Platon, Calliclès s'exprime en ces termes:
CALLICLÈS.
— Veux-tu savoir ce que sont le beau et le juste selon la nature ? Hé bien, je vais te le dire franchement ! Voici, si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si
grandes soient-elles, et ne pas les réprimer.
Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir avec tout ce qu'elles
peuvent désirer.
Seulement, tout le monde n'est pas capable, j'imagine, de vivre comme cela.
C'est pourquoi la masse des gens blâme les hommes qui vivent ainsi, gênée qu'elle est de devoir
dissimuler sa propre incapacité à le faire.
La masse déclare donc bien haut que le dérèglement [...] est une vilaine chose.
C'est ainsi qu'elle réduit à l'état d'esclaves les hommes dotés d'une plus
forte nature que celle des hommes de la masse ; et ces derniers, qui sont eux-mêmes incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient, font la louange de la tempérance et de la justice à
cause du manque de courage de leur âme.
[...] Écoute, Socrate, tu prétends que tu poursuis la vérité, eh bien, voici la vérité : si la facilité de la vie, le dérèglement, la liberté de faire ce qu'on veut,
demeurent dans l'impunité, ils font la vertu et le bonheur ! Tout le reste, ce ne sont que des manières, des conventions, faites par les hommes, à l'encontre de la nature.
Rien que des paroles en
l'air, qui ne valent rien ! [...]
SOCRATE.
— Il est donc inexact de dire que les hommes qui n'ont besoin de rien sont heureux.
CALLICLÈS.
— Oui, parce que, si c'était le cas, les pierres et même les cadavres seraient tout à fait heureux !
Pour Calliclès, la vertu n'est pas la tempérance, l'obéissance passive à la loi, mais le dérèglement, l'excellence dans l'action d'assouvir le plus possible nos désirs quels qu'en soient les moyens.
Elle est identifiée à la capacité
de satisfaire jusqu'à ses plus fortes passions.
Aussi faut-il renverser la hiérarchie platonicienne de l'âme: ce n'est pas le courage qu'il faut mettre au service de l'intelligence pour brider les désirs, ce sont les désirs qu'il faut «
laisser aller » et poursuivre en y mettant tout son courage et toute son intelligence.
C'est « franchement » que veut parler Calliclès, car cette thèse est réprouvée par la morale commune.
Mais la morale commune n'est, selon Calliclès, que celle de la « masse des gens », elle est fabriquée pour tenir en
respect les hommes les meilleurs, c'est-à-dire ceux qui sont « dotés d'une plus forte nature », pour se prémunir de leur domination et les réduire en esclavage.
Les faibles, grâce à l'avantage du nombre, transforment pour
chacun, y compris les meilleurs, une incapacité à vivre selon ses désirs en une vertu morale qui apparaît d'autant plus méritoire qu'elle est sévère.
Il faut donc, selon Calliclès, s'opposer à ces conventions sans valeur, qui sont le fait d'une vie qui se nie elle-même, et assurer le triomphe de ce qui est beau et juste selon la nature : la puissance d'agir et de vivre selon ce
qu'on désire, y compris au moyen de la violence « si grandes soient-elles »).
La tempérance de l'âme présentée comme un idéal par Socrate n'est que la paix des cimetières, car la répression des désirs empêche la vie de
s'affirmer comme telle.
Elle nie donc la nature de l'homme et le réduit à un objet inanimé (« pierres ») en prenant pour modèle la mort (« cadavres »).
Selon la nature, le pire malheur qui puisse arriver à un homme serait de
ne plus rien désirer.
C'est pour cette raison que Calliclès conteste la définition du bonheur présentée par Socrate, de même qu'il rejette sa conception de la vertu.
Calliclès exhorte ainsi Socrate à se reconnaître de la même veine que lui, et à
renoncer à ses balivernes (« paroles en l'air ») pour admettre que lui-même, par la philosophie, ne recherche rien moins que la domination sur les autres.
Dans ce texte, Platon condamne implicitement Calliclès tout en le laissant déployer son discours : comme Socrate l'a déjà montré, celui qui désire manque toujours de quelque chose : il éprouve une douleur et ne peut donc
être heureux.
D'autre part, Calliclès demande l'absence de limites, « l'impunité » comme gage de vertu.
Mais il est clair que l'idée même de vertu se trouve ruinée par ces propos : l'homme qui fait un tel choix de vie se met
en contradiction avec la loi qu'il reconnaît pourtant.
Ainsi, pour Calliclès, en un sens, tous les hommes souhaitent satisfaire tous leurs désirs.
Tous ne l'avouent pas.
Certains affirment même le contraire.
C'est que, «ne pouvant fournir à [leurs] passions de quoi les contenter, [ils font] l'éloge de la tempérance et de la justice à cause de leur propre lâcheté».
Ils ont honte,
ils veulent «cacher leur propre impuissance» (ibid., p.
235).
Calliclès, lui, ne se contente pas de souhaiter vaguement une telle satisfaction.
Il souligne qu'il faut «en être capable [...] par son courage et son intelligence », il faut avoir la force «de remplir tous ses désirs à mesure qu'ils
éclosent ».
On ne doit pas simplement, alors, souhaiter satisfaire ses désirs : on doit, pour être heureux, y parvenir vraiment: c'est un idéal conforme à «la loi de la nature » (ibid.
, p.
225).
«Le luxe, l'incontinence et la liberté, quand ils sont
soutenus par la force, constituent la vertu et le bonheur» (p.
236).
L'intempérance est la vertu des forts, la tempérance celle des faibles.
Enfin, tous les désirs devraient être satisfaits.
Calliclès n'en exclut aucun.
C'est la morale des faibles, «toutes ces belles idées, ces conversations contraires à la nature », qui introduirait une opposition entre les désirs légitimes et
ceux qui ne le sont pas.
Qu'objecter à cette thèse de Calliclès?
Satisfaire ou maîtriser ses désirs ?
La caractère contradictoire du désir
Socrate, dans le dialogue platonicien, interroge le sophiste à sa façon, avec l'ironie qui invite à approfondir l'examen du problème.
S'il faut manger quand on a faim, se désaltérer quand on a soif, et s'« il faut avoir tous les autres désirs, pouvoir les satisfaire, et y trouver du plaisir pour vivre heureux», comme l'affirme Calliclès, on en vient à se poser que «c'est
vivre heureux, quand on a la gale et envie de se gratter, de se gratter à son aise et de passer sa vie à se gratter» (ibid., p.
238).
Autrement dit, selon Socrate, on ne doit pas mettre tous les désirs sur le même plan.
L'agréable n'est pas forcément bon ; il y a des plaisirs bons et des plaisirs mauvais.
N'est souhaitable que la satisfaction de certains désirs.
Plus précisément, souhaiter satisfaire certains désirs, nos passions par exemple, c'est ignorer qu'une telle satisfaction est impossible.
Il y a des désirs sans limites, insatiables, qu'on ne peut pas plus contenter qu'on ne peut «
remplir des tonneaux percés avec un crible troué de même» (ibid., p.
237).
Celui qui ne renonce pas au désir de satisfaire tous ses désirs, loin d'être heureux, est un insensé perpétuellement tourmenté, qui mène «une existence
inassouvie et sans frein ».
« Gorgias : Veux-tu savoir ce que sont le beau et le juste selon la nature ? Hé bien, je vais te le dire franchement ! Voici, si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes
soient-elles, et ne pas les réprimer.
Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir avec tout ce qu'elles peuvent désirer.
Seulement, tout
le monde n'est pas capable, j'imagine, de vivre comme cela.
C'est pourquoi la masse des gens blâme les hommes qui vivent ainsi, gênée qu'elle est de devoir dissimuler sa propre incapacité à le faire.
La masse déclare
donc bien haut que le dérèglement est une vilaine chose.
C'est ainsi qu'elle réduit à l'état d'esclaves les hommes dotés d'une plus forte nature que celle des hommes de la masse ; et ces derniers, qui sont eux-mêmes
incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient, font la louange de la tempérance et de la justice à cause du manque de courage de leur âme.
Socrate : Mais, tout de même la vie dont tu parles, c'est une vie terrible ![...] En effet, regarde bien si ce que tu veux dire, quand tu parles de ces genres de vie, une vie d'ordre et une vie de dérèglement, ne
ressemble pas à la situation suivante.
Suppose qu'il y ait deux hommes qui possèdent, chacun, un grand nombre de tonneaux.
Les tonneaux de l'un sont sains, remplis de vin, de miel, de lait, et cet homme a encore bien
d'autres tonneaux, remplis de toutes sortes de choses.
Chaque tonneau est donc plein de ces denrées liquides qui sont rares, difficiles à recueillir et qu'on obtient qu'au terme de maints travaux pénibles.
Mais, au moins,
une fois que cet homme a rempli ses tonneaux, il n'a plus à y reverser quoi que ce soit ni à s'occuper d'eux ; au contraire, quand il pense à ses tonneaux, il est tranquille.
L'autre homme, quant à lui, serait aussi capable
de se procurer ce genre de denrées, même si elles sont difficiles à recueillir, mais comme ses récipients sont percés et fêlés, il serait forcé de les remplir sans cesse, jour et nuit, en s'infligeant les plus pénibles peines.
Alors, regarde bien, si ces deux hommes représentent chacun une manière de vivre, de laquelle des deux dis-tu qu'elle est la plus heureuse ? Est-ce la vie de l'homme déréglé ou celle de l'homme tempérant ? En te
racontant cela, est-ce que je te convaincs d'admettre que la vie tempérante vaut mieux que la vie déréglée ? [...]
Gorgias : Tu ne me convaincs pas, Socrate.
Car l'homme dont tu parles, celui qui a fait le plein en lui-même et en ses tonneaux, n'a plus aucun plaisir, il a exactement le type d'existence dont je parlais tout à
l'heure : il vit comme une pierre.
S'il a fait le plein, il n'éprouve plus ni joie ni peine.
Au contraire, la vie de plaisirs est celle où on verse et reverse autant qu'on peut dans son tonneau ! »
Platon, « Gorgias ».
A une telle existence, Socrate préfère «une vie réglée, contente et satisfaite de ce que chaque jour lui apporte ».
La nécessité de limiter ses désirs
Socrate esquisse là un idéal moral classique, que l'on retrouve dans toute l'histoire de la pensée occidentale.
Le bonheur est bien le fruit d'une satisfaction des désirs ; mais pour y parvenir, le Sage sait qu'il est plus sûr de limiter
ses désirs, puisque plusieurs sont nuisibles ou source d'inquiétude.
Ce thème est présent en particulier :
– Chez les épicuriens: le bonheur, plaisir stable, exclut la satisfaction, trop incertaine, des désirs ni naturels ni nécessaires (ambition, vanité) et des désirs naturels mais non nécessaires (bien manger, désirs sexuels, etc.
).
Le
Sage vise l'apaisement des désirs naturels et nécessaires, son hédonisme est ascétique.
L'homme, en tant que vivant, est fortement incliné à poursuivre des buts premiers, ceux qui sont induits par son corps : manger, boire, jouir de son corps sexué.
Tout le pousse à chercher
son bien-être, à désirer ce qui le favorise, à fuir ce qui lui apporte désagrément et douleur.
C'est ce que l'hédonisme antique, qui affirmait que l'accès au bonheur passait nécessairement
par le plaisir, avait compris.
Ainsi pour Epicure, le plaisir ou la satisfaction du désir est un bien.
Mais s'il affirme que l'homme doit s'employer à rechercher le plaisir pour être heureux, il
ne doit pas en faire la visée ultime ou le but de toutes ses actions.
Le plaisir ne doit pas être recherché pour lui-même, mais seulement pour éviter la souffrance et avoir la paix de l'âme.
Le
bonheur n'est pas le fruit de la luxure : « Ce ne sont pas les beuveries et les orgies continuelles, les jouissances des jeunes garçons et des femmes, les poissons et autres mets qu'offrent
une table de luxueuse qui engendrent une vie heureuse, mais la raison vigilante qui recherche minutieusement les motifs de ce qu'il faut choisir et de ce qu'il faut éviter et qui rejette les
vaines opinions, grâce auxquelles le plus grande trouble s'empare des âmes » (« Lettre à Ménécée »).
Aussi Epicure distingue-t-il :
¨
Les désirs naturels et nécessaires au bien-être du corps et de l'âme, qui s'appliquent aux objets susceptibles de supprimer la douleur, tels la boisson qui étanche la soif ou la pain qui
calme la faim.
¨
Les désirs naturels et non nécessaires.
Les objets de ces derniers sont, par exemple, les mets délicats qui permettent de varier le plaisir.
Ces désirs ne sont naturels que pour autant
qu'ils ne se transforment pas en débauche.
Ainsi, le désir sexuel est naturel à condition qu'il ne devienne pas « un appétit violent des plaisirs sexuels assorti de fureur et de tourment ».
¨
Les désirs ni naturels ni nécessaires qu'il faut refouler si l'on veut connaître la sérénité (désirs de gloire, de richesse, d'immortalité, ambition...).
Ces désirs sont de « vaines
opinions » qui trouvent leur origine dans la crainte de la mort, notamment.
Epicure nous invite donc à mettre fin à tous les plaisirs non naturels et non nécessaires qui occasionnent le plus souvent des désagréments, des frustrations, qui freinent l'accès à l'ataraxie
(absence de trouble ou de douleur).
– Chez les stoïciens: «Ne demande pas que les choses arrivent comme tu les désires, mais désire qu'elle arrivent comme elles arrivent, et tu couleras des jours heureux» (Épictète, Pensées, XIV).
"Puisque l'homme libre est celui à qui tout arrive comme il le désire, me dit un fou, je veux aussi que tout m'arrive comme il me plaît.
- Eh! Mon ami, la folie et la liberté
ne se trouvent jamais ensemble.
La liberté est une chose non seulement très belle, mais très raisonnable et il n'y a rien de plus absurde ni de plus raisonnable que de
former des désirs téméraires et de vouloir que les choses arrivent comme nous les avons pensées.
Quand j'ai le nom de Dion à écrire, il faut que je l'écrive, non pas
comme je veux, mais tel qu'il est, sans y changer une seule lettre.
Il en est de même dans tous les arts et dans toutes les sciences.
Et tu veux que sur la plus grande et
la plus importante de toutes les choses, je veux dire la liberté, on voie régner le caprice et la fantaisie.
Non, mon ami: la liberté consiste à vouloir que les choses
arrivent, non comme il te plaît, mais comme elles arrivent." ÉPICTÈTE
La liberté n'est pas la licence
L'opinion commune identifie la liberté à la libre spontanéité.
Or d'emblée Épictète disqualifie une telle conception en l'attribuant à un « fou », c'est-à-dire à un être déraisonnable.
L'homme
libre, en effet, n'est pas celui à qui tout advient selon sa volonté.
Est-ce que je puis transgresser les lois physiques? Si personne ne peut m'empêcher de faire ceci ou cela, puis-je encore vivre
en communauté? Vouloir au hasard qu'adviennent les choses qu'un hasard nous fait
croire bonnes, voilà qui n'est ni une « belle » chose ni une chose « très raisonnable ».
Un tel vouloir apparente la liberté à une chimère.
Par opposition, Épictète définit la liberté comme « une
chose non seulement très belle mais très raisonnable » et il nous donne plusieurs exemples de conduites raisonnables.
D'abord comment procédons-nous dans l'écriture des lettres? Est-ce
que je veux écrire à ma fantaisie le nom de Dion? Non pas ; on m'apprend à vouloir l'écrire comme il doit être.
De même que faisons-nous, en général, dès qu'il y a un art (technique) ou une
science? La même chose.
Comme l'écriture, les arts et les sciences obéissent à un ensemble de règles, de principes supérieurs et extérieurs à l'individu.
Donc, par analogie, la liberté aussi.
L'homme libre veut que les choses arrivent comme elles arrivent.
Mais s'il est vrai que la liberté n'est pas la fantaisie, ne peut-on pas, parfois, faire en sorte que les choses arrivent comme nous le voulons? Si je désire la santé, ne puis-je pas, par un régime
approprié, la conserver? C'est oublier que, pour Épictète et le stoïcisme, une Providence sage a tout organisé selon des lois inexorables.
Et lorsque Épictète affirme que « la liberté consiste à
vouloir que les choses arrivent comme elles arrivent », cela signifie que la liberté est la conformité à la nécessité ou qu'être libre, c'est être capable de comprendre et vouloir l'ordre rationnel
du cosmos.
S'il est donné à l'homme de « vouloir que les choses arrivent comme elles arrivent », il lui est surtout donné de faire que tout événement lui apparaisse comme il le veut.
La connaissance et la volonté libre n'orientent-.
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